Excellent film ressenti de bout en bout comme un documentaire, servi par des acteurs formidables et une très scrupuleuse reconstitution des lieux de pouvoir et des scènes d’action, Lumumba rencontrera en 2000 un succès mitigé lors de sa sortie en Belgique et en France. Il sera par contre bien accueilli aux Etats-Unis.
Les premières images du film de Raoul Peck nous plongent dans la nuit de la brousse africaine. Dans l’Afrique des fantômes. Non pas l’Afrique fantôme aux démons intérieurs de Michel Leiris, mais bien un continent de réalité, déjà peuplé des ombres de ceux dont on pressent qu’ils vont y mourir au cours de cette histoire. Un convoi de véhicules militaires et de grosses berlines américaines se fraye pleins phares un chemin vers un lieu qui devra rester secret à jamais, celui de la mise à mort des héros.
Patrice Lumumba est une icône des indépendances africaines, des indépendances tout court. Son nom déclenchait le respect et ouvrait toutes les portes à l’équipe de Raoul Peck lorsqu’en 1997 elle investissait le Zimbabwe et le Mozambique. C’étaient les seuls pays prêts à accueillir le tournage quand le dictateur Mobutu tenait encore les rênes de l’immense Zaïre, l’ex Congo belge. Lorsque Peck filmait, il n’était alors pas de bon ton au Zaïre de raconter l’histoire tragique de Patrice Lumumba. Celui qui fut le premier Premier ministre du pays indépendant avait été assassiné avec la complicité dudit Mobutu, trente-sept ans plus tôt…
Ce pays qui est aujourd’hui le pays francophone le plus peuplé du monde était la propriété personnelle (!) du roi des Belges depuis la conquête coloniale. Le Congo accéda à l’indépendance en 1960, au milieu des rivalités de la guerre froide. Pendant des années, mercenaires, parachutistes français et belges, « Affreux » divers, CIA, KGB, « Tigres katangais » et dictateurs variés se croiseront sur fond de guerres civiles sanglantes. Cobalt, cuivre, uranium, diamants se ramassent en effet au tractopelle dans des régions immenses, en particulier au Katanga. Autant dire que les séparatismes poussés par les grandes puissances font florès. L’unitarisme est très contesté dans les richissimes et convoitées provinces. Garant démocratiquement élu de l’unité nationale, Lumumba s’opposait au fédéralisme imaginé sur des bases ethniques.
Du séducteur au héros
L’acteur qui joue Lumumba est un beau gosse, comme sans doute l’était le vrai Lumumba, tel que raconté à l’équipe de tournage par ceux qui l’avaient connu ; ambianceur et bon camarade, « sapeur » dirait-on aujourd’hui, impeccablement habillé et séducteur assumé. Eriq Ebouaney est habité par le rôle dans cette biographie filmée, et ce qu’il nous fait vivre du passage de l’aspect léger de la personnalité du héros à la mission de porte-drapeau intransigeant et visionnaire de son pays est assez bluffant. Lumumba ne flotte pas dans un costume trop grand pour lui. On comprend que c’est bien lui qui l’a taillé, pour lui-même et pour tout son peuple.
L’homme aime la vie, sa femme, ses enfants, pourrait jouer avec le jeu qu’on souhaite lui attribuer mais il sait que son pays a besoin d’une conscience aigüe, de valeurs affichées, d’une attitude exemplaire. Le réalisateur Raoul Peck relève la dimension christique et sacrificielle du personnage, non par une interprétation qui lui serait propre de l’histoire, mais bien par sa lecture sèche des faits retranscrits. Il existe en effet nombre d’images et de témoignages.
La scène où Lumumba prend la parole après le discours lénifiant du roi des Belges est à cet égard très révélatrice. Négligeant les conseils paternalistes du roi qui en avale sa casquette toute dorée, il dénonce les injustices du colonialisme de près d’un siècle, les tortures endurées, le mépris affiché par les blancs qui représentent encore 99 pour-cent des cadres. Oubliée la faconde joviale du vendeur de bière qu’il fut à l’aube de l’indépendance ; par son verbe haut et son parler vrai, le leader charismatique Lumumba se hisse au rang de héros national.
Le film montre au plus près de la réalité historique ce que fut cette transformation de l’homme. Investi d’une légitimité et doué d’une autorité incontestables puissamment relevées à l’écran, Lumumba ressort de l’ordre politique par excellence, celui du symbole.
Un film, c’est d’abord du découpage
La tragédie relatée déroule son implacable scénario. Cerné par les oppositions soutenues par les puissances occidentales, Lumumba est tenté par l’appel aux Soviétiques comme l’avait été Castro quelques années plus tôt. Erreur d’appréciation, mauvaise évaluation des rapports de force. Les Russes ne sont pas assez puissants dans le coin ; ils ne vont pas bouger.
Sous l’autorité du président américain Dwight Eisenhower, le patron de la CIA Allen Dulles dit à ses hommes : « Nous avons décidé que l’éloignement de Lumumba est notre objectif le plus important … il mérite grande priorité ». Si jamais vous entendez que la CIA parle de vous « éloigner », évitez de vous endormir tranquillement chez vous le soir.
Mobutu avait été repéré par la CIA dès les prémices de l’indépendance. Le félon Mobutu à l’ambassadeur des Etats-Unis qui l’incite au coup d’état : « Qu’est-ce que j’y gagne ? » Réponse de l’Américain : « Tout ». Mobutu fait enlever Lumumba. S’en étant débarrassé, il règnera sans partage sur un des pays les plus riches du monde pendant plus de trente ans. Opportuniste et retors, il se fera au gré des balancements de l’histoire, tantôt le champion d’une « zaïrification » intégrale de l’économie – aux résultats catastrophiques -, tantôt le soutien du régime nord-coréen. C’est dire.
Après avoir été copieusement torturé, entre autres par son ennemi politique le sécessionniste katangais Moïse Tshombé, Lumumba est fusillé dans un coin perdu le 17 janvier 1961. On ne doit pas retrouver son corps ni ceux de ses compagnons. Pas de tombe susceptible de devenir un lieu de pèlerinage populaire. Les trois infortunés sont découpés en morceaux et brûlés dans un tonneau. Les équarisseurs ont emporté avec eux force alcools pour accomplir fins saouls leur insupportable besogne.
Les chefs décorateurs et techniciens du film ont retrouvé et interviewé ces types encore en vie au moment du tournage. Afin de coller à la réalité historique, ils se sont fait expliquer la technique de découpage. Ce sont des cochons qui ont servi d’acteurs involontaires pour les scènes de massacre.
Qui est le rebelle ?
Lumumba est souvent représenté comme un rebelle, tant par ses admirateurs que par les nostalgiques de l’ère coloniale.
Mais qui sont-ils, ces rebelles ; où sont-ils ? Le rebelle serait-il celui qui a été démocratiquement élu par la majorité des citoyens congolais ? Prendre un Premier ministre représentant d’une majorité pour un rebelle est quelque peu curieux. Rebelle, par contre, est Mobutu Sese Seko, qui renverse le pouvoir et se rend complice d’assassinat. Celui de l’homme qui l’a révélé, qui l’a fait s’élever en le nommant secrétaire d’état à l’ordre public dans son gouvernement.
Si Lumumba est un rebelle, il l’est dans son combat politique préalable. Il conteste la méthode voulue par le colonisateur pour piloter à sa guise une indépendance devenue irrésistible en ces temps de remise en cause mondiale des équilibres anciens. La Belgique d’alors se satisfaisait d’un passage de relais plein de faux semblants, pérennisant son contrôle sur un pays gorgé de minerais. L’indépendance et tout ça, c’est bien joli, mais il faut rester sérieux, n’est-ce pas.
En 1940, de Gaulle est un rebelle qui ramasse « les tronçons du glaive ». En 1936, Franco est un aussi rebelle lorsqu’il renverse la jeune république espagnole. Où sont les légitimités ? Être un rebelle n’est pas toujours un brevet de vertu.
Éric Desordre