Il y a, indéniablement, de l’ésotérisme chez des poètes contemporains comme Matthieu Baumier, Paul Sanda, Michel Cazenave, Adonis, René Daumal, Marc Alyn, Alain Mercier, Francesca-Yvonne Caroutch… Mais les plus inspirés quand ils vont jusqu’au bout de leurs intuitions quant à l’envers des apparences et aux sentiments Sacrés qui les animent sont des révoltés contre le christianisme. Ils sont tous plus ou moins panthéistes, cherchant un Dieu inconnaissable et sans liens perceptibles avec le théâtre apparent du monde, admettant parfois un étrange démiurge ou une divinité vague et mystique qui non seulement s’occupe du sort du monde mais EST ce monde lui-même.
Bien sûr on pense alors au dix-neuvième siècle et à ses grandes Lumières poétiques comme Victor Hugo, au vingtième, avec René Daumal, par exemple, ou même à Victor-Émile Michelet, ce poète martiniste, ami du théosophe Stanislas de Guaïta et de Papus, et admirateur fervent d’Edouard Schuré, l’auteur des Grands Initiés…
Victor Hugo encore là
Le poème Dieu de Victor Hugo exprime avec lyrisme l’inaccessibilité de l’Être suprême, de l’âme du monde dirait Shelley. La très vieille théorie néo-platonicienne de l’échelle des êtres fait écrire à Hugo des vers inoubliables comme :
Comme sur le versant d’un mont prodigieux
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l’ombre
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l’animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais.
Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe,
L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ?
On retrouve même chez Hugo l’idée de la métempsychose. Toutefois, nos poètes sont tous enclins à demander une survivance ou un retour sur cette planète plutôt qu’une immortalité dans un autre univers. Ils n’ont pas fini de répéter en leur cœur l’extraordinaire image qui termine Booz endormi :
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait en s’en allant négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles ?
Prenant la suite du vieil et éternel Victor Hugo, les poètes d’aujourd’hui vont souvent adopter croyances et mythes dérivés des religions « primitives » et troublantes de l’humanité, marquées du sceau de l’ésotérisme extrait parfois de la cabale comme chez Milosz (1877-1939).
René Daumal, ce toxicomane des correspondances
Et puis, il y aura toujours René Daumal (1908-1944) et Le Grand Jeu pour donner envie à Matthieu Baumier d’écrire un livre non seulement sur la revue mais aussi sur le mouvement qu’elle voulait représenter. De facto, il s’agit de pas l’oublier, Le Grand Jeu avouait : « Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore « à qui perd gagne ». Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or le Grand Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de grâce : la grâce de Dieu, et la grâce des gestes ».
Quand on relit les numéros du Grand Jeu (trois parus et un quatrième en épreuves), on peut lire avec admiration dans le n° 4, sous la plume de René Daumal lui-même, un plaidoyer en faveur de « la nécessité de la révolution à quiconque veut penser librement, c’est-à-dire sans risquer la mort dogmatique ». C’était bel et bien cette alternative spirituelle qui interpellait les Daumal, Roger Vailland, Robert Meyrat et Roger Gilbert-Lecomte. C’est encore la même préoccupation qui habite certains poètes du vingt-et-unième siècle. Toxicomanes ou non.
Jean-Luc Maxence