Roman initiatique, roman ésotérique, Le Mont Analogue est sous-titré « roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques ».
Spontanément, on saurait faire moins énigmatique. Livre inachevé – il manque un peu plus de deux chapitres sur les sept prévus par l’auteur – Le Mont Analogue fut écrit entre 1939 et 1944, année de la mort de René Daumal emporté par la tuberculose. Cet inachèvement rend l’œuvre d’autant plus mystérieuse, le jeu de piste apparent d’autant moins déchiffrable.
Roman d’aventure et quête métaphysique
C’est pourtant bien d’une aventure qu’il s’agit, avec ses rencontres qui ne doivent rien au hasard, ses séquences obligées, son déroulement espéré. On y retrouve du capitaine Nemo et du Moitessier, les délices de l’enfance et la quête métaphysique de la maturité. Pour le lecteur, la vie ne fait pas disparaître chaque âge d’homme mais ajoute celui de l’adulte à l’enfant, celui du vieillard à tous les autres. On peut ouvrir un à un les tiroirs, on y a rangé les émotions ; à l’instant désiré, elles sont prêtes à s’épanouir.
Le narrateur, rédacteur occasionnel de la Revue des fossiles fait la connaissance du Père Sogol, « professeur d’alpinisme » avec lequel il partage la conviction de l’existence d’une très haute montagne restée cachée, la plus haute du globe, le Mont Analogue. Ils décident de la découvrir et de la gravir. Les calculs pour déterminer l’emplacement géographique d’une terre suffisamment grande pour y accueillir un tel géant sont mystérieux. Le Père Sogol est un alchimiste moderne, il réussit à en établir l’emplacement probable : en plein Pacifique Sud.
La transparence première des personnages se double étrangement d’une profondeur insondable. À la fois Capitaine Haddock et Professeur Tournesol, inventeur et chef d’expédition, le Père Sogol révèle une expérience de vie douloureuse et des tourments existentiels sans réponses. Les héros bondissants et loufoques se montrent manipulateurs et retors, leur candeur fait place au vertige de la connaissance et de la faute.
Les voilà rassemblant des compagnons d’expédition, tous convaincus de l’intérêt scientifique et philosophique de cette recherche, chacun déployant une fébrile activité de savant spécialiste, qui de linguistique, qui de médecine, qui d’anthropologie sociale, etc. L’un deux possède un bateau, L’Impossible. Ils embarquent.
Un rite de passage en voilier
Le long voyage en voilier, c’est le rite de passage et la parenthèse nécessaire aux membres de l’expédition pour apprendre à se connaître. Enfin parvenus à l’île du Mont Analogue, des mois d’attente forcée avant de pouvoir commencer l’ascension les font peu à peu se dépouiller de leurs premiers desseins scientifiques, se débarrasser de leurs instruments prétextes. Ils muent ainsi, laissant la peau de leur vie sociale desquamer, préparant l’affrontement avec les hautes altitudes abrasives de la vie même. L’ascension commence alors dans ce qu’elle a de purifiante et prend sa dimension d’épreuve initiatique. Pourquoi vient-il au narrateur, pourquoi s’impose-t-il à l’auteur, ce Mont Analogue « beaucoup plus haut que l’Everest » ?
Célèbre, convoité, l’Everest est encore invaincu au moment où Daumal écrit son dernier livre. Mallory et Irvine y ont disparu en 1924. Avaient-ils atteint le sommet ? On ne l’a jamais su. Si Daumal invente le Mont Analogue alors qu’il pourrait prendre le Mont Everest pour but, c’est qu’il souhaite une montagne non pas tellement plus haute, non pas seulement inviolée mais surtout inconnue, et donc promise aux seuls élus du destin qui l’auront pressentie et désirée. L’alpiniste passionné qu’est René Daumal se fabrique son propre sommet blanc, son Everest à lui. Démiurge, avec Le Mont Analogue il recrée l’Yggdrasil des mythes fondateurs, l’arbre-monde qui unit le ciel et la terre ; avec la grande île sur laquelle se dresse le Mont, il recrée le contre-monde invisible aux yeux de la multitude, seul réservé aux initiés, aux poètes, aux voyants. Un monde perdu dans un espace-temps propre, ayant évolué en dehors des influences naturelles des autres continents et resté isolé des civilisations. Cette quête d’un inaccessible est bien ce qui intéresse le narrateur et ses compagnons.
Quelle meilleure inaccessibilité que celle d’un ailleurs qui ne peut qu’être deviné, non pas démontré ; comme ces conjectures mathématiques qui ne trouvent de vérification que plusieurs siècles après avoir été énoncées ? Quelle plus poignante inaccessibilité que celle d’un objet dont la recherche est interrompue par la disparition de son auteur ? La vie de Daumal est-elle toute entière dans ce livre hors norme, comme un schéma resserré ?
L’étoile mystérieuse de Tintin
Dans L’étoile mystérieuse, Tintin voit l’aérolithe de promesses imaginées et de fantasmagories éprouvées se dérober sous ses pieds, englouti par l’océan. Dans Le Mont Analogue, René Daumal disparaît au milieu d’un chapitre consacré à la description de l’écosystème fragile de l’île, au détour d’une page développant un raisonnement sur les phénomènes de « fixation des terrains mouvants » ; après une virgule.
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Éric Desordre