Good Night and Good Luck est un ouvrage sobre, au noir et blanc élégant choisi par le réalisateur pour être raccord avec les images d’archives de 1953-54. C’est l’époque la plus incandescente du maccarthysme. Le titre reprend la phrase fétiche du journaliste américain Edward R. Murrow, sur la lutte duquel se penche cette histoire. Un grand film, qui fut fort justement multi-nominé aux Oscars, aux Golden Globe ainsi qu’à la Mostra de Venise.
Le courage et la peur, en direct
Correspondant à Londres en 1940 pendant le Blitz, Murrow concluait ses émissions de radio suivies par des millions d’Américains par un resté célèbre « Good Night and Good Luck », adressé aux Britanniques sous les bombes allemandes. La paix revenue, il gardera cette habitude chez CBS-TV, qui fut avec ABC et NBC un des grands « Networks » américains d’après-guerre.
Au cours du film, cette phrase ponctue les chapitres du combat de cet homme intègre et pugnace. Le motto ayant servi à la guerre contre les nazis se transforme en avertissement aux citoyens qui l’écoutent et comprennent : « Vous qui êtes dans la nuit menaçante, je vous souhaite bonne chance. » Ce combat amènera à la chute de McCarthy.
La plupart des acteurs sont très connus et excellents. Georges Clooney se réserve pour une fois un second rôle, celui de producteur de l’émission de CBS-TV, l’ami du présentateur vedette Edward Murrow, l’« anchorman ». Ce dernier est joué par David Strathairn, confondant de courage et de peur mêlés. Un très grand rôle.
La chasse aux sorcières est ouverte
Les journalistes de CBS supportent de plus en plus difficilement l’ambiance étouffante imposée par les dérives politiques de la Guerre froide à la société américaine. Leur attention se focalise sur le cas d’un jeune officier d’origine polonaise, dont le père est soupçonné de sympathie communiste. Suspect par filiation, il a été radié de l’Armée sans que la moindre preuve de ses supposées convictions ait pu lui être présentée. La confrontation glaciale du journaliste avec la hiérarchie militaire sollicitée pour un éclaircissement sur cette affaire est un exercice de terreur totalitaire.
Les Américains ont aussi leur Dreyfus. Il n’aura toutefois pas la même destinée exemplaire, les victimes de la chasse aux sorcières ayant à cette époque été trop nombreuses pour qu’on puisse en retenir le seul nom.
Bien que soutenu par la majorité de la rédaction, Murrow se désigne au premier chef aux représailles des autorités. Sa notoriété et son charisme en font une cible obligée. Qu’ils soient politiques, financiers ou médiatiques, les dominants se font complices de la croisade du sénateur McCarthy ou en craignent les conséquences pour eux-mêmes.
Murrow marche sur des œufs, comme le reste de la rédaction dont on voit les hésitations : « Je risque mon job », les sursauts : « Nous risquons la mort de la république ». L’essentiel du film montre les prises en studio, les épisodes « On Air » pendant lesquels les journalistes fument comme des pompiers, concession de détail à la véracité de l’époque, comme le port des chemises blanches et des cravates sombres. Quelques scènes sont prises dans les couloirs du Congrès où les élus passent les messages aux journalistes ; et ces messages sont menaçants.
La presse libre peut éclairer et révéler
Tous ces hommes et femmes journalistes – il y en a quelques-unes malgré une distribution des rôles sociaux largement patriarcale à l’époque – sont tétanisés. L’une d’elles se rend compte de l’ambiance dans laquelle ils se trouvent tous plongés lorsqu’elle se surprend à vérifier si quelqu’un n’écoute pas dans son dos ses conversations avec ses collègues…
Clooney réalisateur nous gratifie d’une galerie de portraits d’amis-qui-vous-veulent-du-bien plus ou moins persuasifs et de faux-jetons bien visqueux. À cet égard, le moment où le propriétaire et PDG de CBS, sous la pression, tente violemment de freiner son collaborateur est un formidable résumé du rapport des forces en présence.
Les émissions de radio et de télévision mêlent reconstitutions et archives d’époque. Avec justesse et conviction, David Strathairn-Edward Murrow cite le Cassius de Jules César (1). Il donne des leçons de démocratie à l’Amérique qui l’écoute. Son audience est telle que même ses plus acharnés détracteurs, dont McCarthy, sont obligés de ferrailler contre lui devant les caméras. Preuve qu’avec intégrité et rigueur, on peut éclairer le peuple et s’en faire écouter.
Les États-Unis sont-ils le seul pays de la presse libre ?
Quand on regarde la filmographie relevant du rôle de la presse et de son histoire, on est frappés de constater qu’elle est quasi-intégralement composée de films américains. De L’homme de la rue à Frost-Nixon, tous les grands films – voire les chefs-d’œuvre – nous viennent d’outre-Atlantique.
Serait-ce que la presse n’a d’importance qu’aux USA ? Que nenni. Serait-ce que l’on n’est pas trop à l’aise, en France, pour mettre en scène un quatrième pouvoir qui aura été, et est encore aujourd’hui, inféodé aux puissants de tous poils ?
L’histoire de la presse française est pleine de longues périodes de soumission aux pouvoirs. Militarisée sous le Premier Empire, inféodée à l’argent sous le Second, ce n’est que sous la IIIème République qu’elle prend son essor pour se retrouver de nouveau à terre sous l’Occupation. C’est d’ailleurs la presse clandestine de la Résistance qui renouvelle la plupart des journaux en 1944. La télévision des « étranges lucarnes », l’ORTF, est une création sous contrôle politique du général de Gaulle. L’information télévisée ne trouvera son indépendance que sous Mitterrand, pour la perdre ensuite assez rapidement avec Bouygues et Berlusconi, relais aujourd’hui passés à Bolloré, Drahi et consorts.
Sauf rares exceptions, quand ce n’est pas un président de la République, c’est un milliardaire qui passe commande des sujets à traiter par la rédaction, aux ordres. D’accord ou pas avec le patron, il faut bien bouffer.
Comment, avec un tel pedigree, et surtout un tel habitus, pourrait-on être inspiré pour créer des œuvres cinématographiques ? Où serait le souffle inspirant des grands anciens ? Chez les professionnels de la profession, personne ne s’intéresse à l’histoire du journal Combat, de Libération (celui de la clandestinité), de l’Humanité (idem), de Défense de la France, de Franc-Tireur. Et on attend toujours un Citizen Kane à la française…
Le pire serait-il à venir ?
Les discours ayant émaillé la carrière politique du sénateur McCarthy, filmés en particulier lors des audiences de la commission des activités anti-américaines, apparaissent aujourd’hui comme des vindictes non seulement anti-communistes mais anti-tout. On reste confondu par le succès durable de ces thèses suant la haine illuminée, au cœur d’une démocratie multiséculaire. À l’instar du personnage du Prince de Conti dans le Molière de Mnouchkine qui veut brûler les libertins, mais en vrai, McCarthy éructe sa rage contre « les rouges », c’est-à-dire, à ses yeux, tout le monde.
De ce film éclairant, tout de cristal et de punch, réapparaissent des images d’archives dessillantes. Repassons-nous celles des campagnes plus récentes de Trump et autres trublions de la politique américaine. Y a-t-il une différence ? Oui, Donald Trump a, entre-temps, pu être président des Etats-Unis… et pourrait le redevenir.
(1) Jules César – William Shakespeare
Filmographie succincte autour de la presse – du bon film au chef-d’œuvre :
L’Homme de la rue – Frank Capra, 1941
Citizen Kane – Orson Welles, 1941
Le gouffre aux chimères – Billy Wilder, 1951
The Front Page – Billy Wilder, 1974
Network – Sidney Lumet, 1976
Les Hommes du Président – Alan Pakula, 1976
Sans anesthésie – Andrej Wajda, 1978
Mad City – Costa-Gavras, 1997
Good Night and Good Luck – Georges Clooney, 2005
Frost/Nixon – Ron Howard, 2008
Illusions perdues – Xavier Giannoli, 2021