“Dédale intervient en tant que technicien” – Frontisi-Ducroux
Les pères de la psychanalyse se sont abondamment inspirés de la mythologie classique afin de sonder les complexes plus cachés de la nature humaine. En un certain sens, ces complexes peuvent être considérés comme les objets de recherche de la science de l’inconscient, tout comme les neurotransmetteurs et les quantas sont les objets de recherche de la neurobiologie et de la physique quantique. Dans la pratique analytique, les complexes se déduisent des agglomérats de signifiants, autour desquels gravitent les associations d’idées de l’analysant. S. Freud a été le premier à découvrir que les chaînes de signifiants dont sont constitués les symptômes étaient à dénouer par le biais d’un travail d’analyse basé sur la méthode de la libre association d’idées menant à une prise de conscience de leurs sens. Les complexes inconscients constituent donc la matière première à partir de laquelle sera taillée la pierre du grand œuvre analytique.
Œdipe et les autres…
Certains de ces complexes sont de fondamentale importance en vertu de leur valeur universelle. Le complexe d’Œdipe, réunissant l’amour pour la mère et la haine envers le père, perçu comme rival par l’enfant, est de loin le plus connu. Il est suivi de près par le complexe de Narcisse donnant lieu au narcissisme et exprimant l’amour exagéré du sujet pour sa propre image, et par d’autres moins fameux comme ceux d’Icare, d’Électre, d’Orphée[1]… Toutes les tendances psychologiques plus profondes trouvent des correspondances dans les mythes qui représentent pour la psychanalyse de véritables miroirs de ce qui est universellement humain.
Un autre complexe universel encore peu connu, malgré sa présence évidente au sein des dites « grandes civilisations » particulièrement dépendantes de la techno-sphère, mérite ici notre attention : le complexe de Dédale[2], exprimant la foi démesurée envers la technique.
Aux origines de l’humain
Certains paléoanthropologues font remonter l’origine de l’espèce humaine à l’habitude pour ses représentants de garder avec eux leurs instruments en faisant de ceux-ci des sortes d’appendices technologiques du corps[3]. Le philosophe italien U. Galimberti a repris et développé cette thèse dans son livre Psyché et Techné en finissant par assimiler la technique à l’essence psychologique plus profonde de l’humanité. Notons toutefois que c’est surtout dans les macro-sociétés que l’homme devient véritablement dépendant de la techno-sphère. Les civilisations tribales en sont beaucoup moins influencées. Notre société, au contraire, accorde depuis toujours une extrême importance aux pouvoirs de la technique.
Technique et volonté de puissance : bonjour les dégâts
La science même a été progressivement asservie à la technologie : ses découvertes ont dû et doivent, aujourd’hui plus que jamais, balayer la concurrence et fournir une suprématie toute illusoire sur les forces de la Nature. La technique est donc intimement liée non seulement à l’adaptation, mais aussi à la volonté de puissance. Et une des formes qu’à prise aujourd’hui cette dernière est synthétisée par le signifiant « économie ». Comme conséquence de l’armement nucléaire, la guerre entre les nations industrialisées s’est déplacée sur le plan économique et les champs de bataille se sont transformés en « marchés ». Ainsi, tous les problèmes que l’homo economicus rencontre sur son chemin doivent être résolus sans remettre en question le système qui les a produit, système dont le facteur premier n’est rien d’autre que le Produit National Brut[4], indice de richesse écophage et obsolète.
C’est pourquoi nous nous confinons âmes et corps à une attitude technique dans l’espoir de ne pas devoir ébranler le système, attitude dont la figure de Dédale représente en quelque sorte l’archétype. Comme suggère le mythe homonyme, en investissant la technique d’une confiance illimitée, l’homme est irrémédiablement poussé à substituer l’action à la réflexion ou du moins à exalter la première au détriment de la dernière.
Dédale, prototype de l’ingénieur moderne
Le mythe raconte que quand le roi crétois Minos voulu accéder au pouvoir, il demanda un signe à Poséidon, lequel fit émerger des eaux un merveilleux taureau. L’animal était si beau que Minos choisit de ne pas le sacrifier au dieu, comme il aurait dû faire, mais de le garder pour lui. Le dieu des mers punit alors Minos en inspirant à sa femme, Pasiphaé, une irrésistible passion pour l’animal. Minos chargea alors son ingénieur Dédale, échappé d’Athènes à la suite du meurtre de son assistant et neveu Talos (jaloux de son habilité de sculpteur et d’inventeur) de trouver un moyen pour rendre possible une telle union. Il le fit peut être avec l’intime conviction que Dédale n’y serait jamais arrivé. Dédale construit alors un simulacre : un taureau en bois et en peau qui permit à Pasiphaé de copuler avec l’animal. De cette union naquit le Minotaure, un monstre mi-homme mi-taureau. À nouveau interpellé par Minos pour résoudre la situation, Dédale inventa son fameux labyrinthe où enfermer le monstre. Par la suite, Androgée, un des fils de Minos, fut assassiné par les athéniens. Son père déclara alors la guerre à Athènes et obligea les perdants à payer un tribut fort singulier et cruel : chaque année sept jeunes hommes et sept jeunes femmes devaient être envoyés en pâture au Minotaure.
Cette histoire croise maintenant un autre mythe, celui de Thésée, autre grande figure héroïque de la Grèce ancienne. Ce dernier est chargé de tuer le Minotaure afin de faire cesser les sacrifices continuels imposés par le roi crétois. Ariane, fille de Minos, tomba amoureuse de Thésée et demanda à Dédale d’excogiter un stratagème (un de plus) permettant à son bien-aimé de sortir du labyrinthe. Alors Dédale inventa la solution du fil à dérouler au long du parcours dans le labyrinthe.
Ce fut grâce à cette astuce que Thésée pu sortir du labyrinthe… en oubliant Ariane en cours de route ! Selon une version du mythe, c’est à cause de cette perte que Minos emprisonna Dédale et son fils Icare dans le labyrinthe. Mais c’était sans compter sur l’ingéniosité de notre inventeur qui fabriqua pour lui et son fils des ailes en cire et en plumes grâce auxquelles ils purent s’échapper de leur prison. Toutefois, Icare, exalté par le vol, préféra ne pas suivre le conseil du père et s’approcha trop du soleil. Ses ailes se détachèrent alors du corps et il tomba en mer sous les yeux de son père désespéré.
La nécessité d’un contrepoids
Ce mythe montre bien comment, à partir de demandes illégitimes, c’est-à-dire dépourvues d’un juste contrepoids d’âme, le recours systématique à la technique ne fait que générer de nouveaux problèmes, jusqu’à la tragédie. La manière de procéder de Dédale est froide et circonstancielle. Il ne s’interroge jamais sur la signification plus profonde de ses actions. « Dédale est un savant sans scrupule qui, par intérêt ou vanité, est en mesure de créer des monstres inhumains (…) C’est un homme dangereux (…) potentiellement prêt à tout (…) il est aussi celui qui tue ou qui aide à tuer, assassin jaloux de son propre élève et disciple, responsable par imprudence de la mort de son propre fils Icare, complice de l’assassinat du Minotaure, instigateur de la mort de Minos son souverain[5] ».
On retrouve la même attitude par exemple chez les officiers qui organisèrent les camps de concentration nazies, ces véritables fabriques de la mort qui devaient répondre froidement et rationnellement au problème présenté par la gestion du nombre des déportés. Le seul « détail » que ces officiers, selon les témoignages des survivants, ne surent résoudre fut l’odeur nauséabonde et terriblement macabre des corps carbonisés.
Action versus réflexion
L’homme qui renonce à comprendre le sens plus profond de ses propres actions et compte entièrement sur la technique pour affronter ses problèmes se détache de son âme et tombe sans s’en apercevoir en proie au complexe de Dédale. Cette dynamique inconsciente est présente dans de nombreux secteurs de la société moderne. On la retrouve par exemple dans les psychothérapies qui font toujours plus confiance aux protocoles de traitement dans la tentative de résoudre les symptômes sans en comprendre le sens profond. Certains « psychothérapeutes analystes » en arrivent même à interpréter les rêves en les rapportant uniquement à la symptomatologie des patients ! En psychothérapie, l’efficacité et l’efficience se mesurent exclusivement sur le mètre pragmatique de la diminution de la symptomatologie et de la durée du traitement. Le mot d’ordre n’est plus « comprendre », mais « résoudre ». Les dits « critères objectifs » tendent à se substituer à la parole du sujet. Mais le mal-être reste dans ce cas en arrière plan et se présente tôt ou tard sous d’autres formes…
Une d’elles est précisément la dépression, appelé également le « mal obscur », un des troubles plus diffus et réfractaires aux cures techniques. Un autre secteur où le complexe de Dédale se retrouve clairement est celui du traitement des maladies infectieuses par antibiotiques qui a finit par produire des bactéries toujours plus résistantes et donc dangereuses pour l’organisme.
Seul récemment les immunologues ont convenu que la manière la plus efficace pour répondre au problème des virus et des bactéries n’est pas représentée par les antibiotiques mais par l’hygiène et la cohabitation renforçant le système immunitaire, récupérant ainsi une stratégie intelligente et amplement testée par les systèmes biologiques. Encore, l’omniprésence de Dédale est clairement attestée dans le champ politique dont les protagonistes sont devenus de véritables maniaques des mesures à court terme, souvent contre-productives, et donnant parfois lieu à des problèmes ultérieurs. Et pour résoudre ces problèmes, les gouvernements se trouvent alors dans l’obligation de faire appel à des « techniciens ».
[1] Pour une liste particulièrement détaillée des complexes voir notamment G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire.
[2] La vision de Dédale en tant que prototype de l’ingénieur moderne à été reprise d’un texte de Pierre-Henri Gouyon, Professeur au Muséum d’Histoire Naturelle.
[3] Notamment Pierre Martin de l’Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences.
[4] Voir mon Au nom d’Économie, Edilivre, Paris 2019.
[5] F. Frontisi-Ducroux, Dédale, Maspero, Paris 1975.