Interstellar, de Christopher Nolan, 2014. Avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastaing et Michael Caine – 162mn, Warner Bros
Futur proche. La Terre se meurt. Soumise en permanence aux vents pulvérulents, saturée d’azote, elle ne permet pas d’espérer que vive l’humanité au-delà de la prochaine génération. Toutes les énergies, tous les talents sont consacrés à l’agriculture. Le blé, le riz ont disparu ; le maïs seul peut encore être cultivé. Pas pour longtemps.
Avec Interstellar, Christopher Nolan réalisateur de blockbusters à budgets stratosphériques, rarement rangés dans la catégorie films d’auteur, nous raconte une odyssée spatiale resplendissante. Servie par la musique du compositeur Hans Zimmer – un abonné aux Oscars – l’équipée est un poil américano-centrée comme il se doit à Hollywood, mais on ne va pas bouder notre plaisir. Celui-ci est largement dû à la complicité de longue date des deux artistes qui signent là une œuvre magnifique.
La première image est celle d’une bibliothèque dans la chambre d’une jeune fille, celle de livres alignés devant lesquels, sur le bord resté libre, des modèles réduits de vaisseaux spatiaux nostalgiques se couvrent de poussière. La ferme qui abrite cette chambre assure encore le quotidien de la famille. On comprend vite que Cooper, le père, fermier malgré lui, est un ancien astronaute. Le scénariste ne va pas le laisser longtemps tranquille, à réparer ses tracteurs et ses moissonneuses…
Une singularité inexpliquée met bientôt la maison sens dessus dessous et la bibliothèque par terre. Des signes apparaissent, le père et la fille établissent les coordonnées d’un lieu secret. Dans ce lieu secret, ils surprennent une bande de savants inquiétants dont la brutalité est juste tempérée par une scientifique au joli minois, un peu garçonne, qui s’avère être la fille savante du chef des savants. C’est la NASA qu’on croyait disparue. La grande agence américaine de la conquête héroïque travaille encore clandestinement et a besoin de son ancien pilote. La grande aventure commence.
Interstellar n’est pas seulement un film de science-fiction. C’est un film d’amour. Amour entre un père et une fille ; il va la quitter pour partir à jamais dans l’espace infini. Amour entre un homme et une femme ; ils sont séparés par les millions d’années-lumière et les dizaines d’années de temps, relativité générale et dilatation temporelle obligent. D’autres relations amoureuses déchirantes se noueront et porteront des êtres fragiles et faillibles à explorer l’univers dans le but de sauver l’espèce humaine.
Film hypnotique et métaphysique, à la construction récursive, Interstellar est aussi une œuvre dans laquelle apparaissent des figures de l’ésotérique. On y trouve une bibliothèque kaléidoscopique à proximité d’un trou noir, telle la bibliothèque infinie et labyrinthique de Borges ; un univers multiple aux entrées innombrables accédant à chaque moment de la vie du héros. Le cœur des ténèbres est plein de lumières, celles des soleils de l’autre galaxie, celles des livres de l’enfant. Il est aussi révélateur que l’ouvrage dont la tranche prise à deux doigts par celle-ci soit de Conan Doyle, qui écrivit sur le spiritisme et dont les romans sont tout emplis de mystères. Les membres de l’expédition initiale de recherche d’un monde pas seulement meilleur mais seul possible se sont auto-proclamés « the best of humanity », une élite choisie par elle même pour affronter l’abîme, découvrir une Terre de rechange et se hisser au rang des dieux. Ils finissent naufragés. Dernière chance pour les terriens, le héros fermier-pilote les retrouvera – vivants ou morts – passera de planète en planète comme on passe d’île en île.
Interstellar est un film-océan. Il y a d’ailleurs un océan, pas vraiment accueillant, à l’instar de celui d’une autre réalisation majeure de science-fiction – L’Incal* – où les réprouvés de la saga se voient exilés. Se souvenant de 2001, l’Odyssée de l’espace, le film-monde de Stanley Kubrick, Christopher Nolan chorégraphie les rendez-vous spatiaux, la giration des vaisseaux argentés dans une danse stroboscopique et hallucinatoire.
Des vues sidérantes du vide sidéral, des chants d’oiseaux et de pluie d’été entendus sous le casque audio par les navigateurs du néant, rythment les chapitres de la quête dans le noir d’encre et le silence. Ponctuant les épreuves terrifiantes auxquelles Cooper est confronté, c’est le vers de Dylan Thomas qui sert de motif récurrent : « Don’t go gentle into that good night… Rage, rage against the dying of the light ».
Éric Desordre
* L’Incal est une œuvre culte en bande dessinée de plusieurs tomes, scénarisée par Jodorowsky et dessinée par Moebius. Parue entre 1980 et 1988 aux Humanoïdes Associés, elle met en scène un anti-héros aux aventures qui le dépassent et est fortement imprégnée des concepts de l’Alchimie.