Radiographie du Japon contemporain
Ce qu’on apprend dans la radiographie du Japon contemporain que nous soumet Hamaguchi ne surprendra personne : le Japon va mal. Le Japon est un pays en déclin, démographique, économique, social, politique, environnemental. Mais plus particulièrement, la situation de la femme japonaise n’a rien de très enviable. Dans une interview, Hamaguchi constate que le mouvement « Me Too » n’a pas modifié grand-chose dans l’archipel. Certes, on n’est plus au temps où les femmes étaient mariées par la famille à des hommes choisis en fonction de leur statut social, comme on le voit dans les films d’Ozu, auxquels une femme plus âgée fait une courte allusion dans Senses, confirmant ainsi la filiation discrète avec cet auteur chez Hamaguchi. Il est plus facile de se marier librement au Japon, mais il est toujours aussi difficile, pour une femme, d’y divorcer : la loi et les tribunaux donneront invariablement raison au mari, surtout s’il refuse le divorce ou entend négocier celui-ci à prix coûtant, à en croire les tribulations de la pauvre Jun.
Le lien générationnel avec l’époque d’Ozu se confirme de la sorte, à travers des nuances, des différences qui en éloignent la période actuelle. Senses suit au plus près l’évolution d’un quatuor de femmes quadragénaires entretenant un lien d’amitié très fort fait de confidences, de disputes et de réconciliations, et de quelques moments de bonheur intense. L’infidélité conjugale existe, au Japon, mais elle est assez mal vue. La dictature de l’opinion et du regard (où l’on s’épie entre voisins) n’y est plus aussi prégnante que du temps d’Ozu, mais le conformisme est toujours là. Quant aux hiérarchies professionnelles, elles maintiennent la femme à l’écart de toute responsabilité, ou bien accroissent la tension, le stress qui bientôt pèsera sur elle jusqu’au point de rupture : dans ces conditions, pas facile pour une femme de travailler et d’avoir une vie de couple !
Après Senses, l’intrigue d’Asako 1 et 2 approfondit la question du désir féminin dans le Japon d’aujourd’hui à travers le personnage d’une jeune femme dont on suit l’évolution sur une période de huit ans. Après avoir aimé passionnément un jeune excentrique un peu « borderline » du nom de Baku (Baku fait partie de la vaste panoplie des yokaï, ces démons tout droit sortis de l’imaginaire folklorique japonais : il est le briseur de rêves), elle tombe amoureuse de son sosie à la personnalité beaucoup plus sage et rangée, Ryohei. Les choses ne se passeront pas très bien pour elle quand elle recroise son premier amour, jamais tout-à-fait oublié. Comme le dit sur un ton brutal et dans un langage fleuri le pêcheur auquel elle emprunte de l’argent pour rentrer chez elle : « les hommes n’aiment pas trop que leur copine connaisse d’autres q… (biiiiip : expression censurée) que la leur ». Asako va pourtant jusqu’au bout de son désir, quitte à endurer l’opprobre d’une société conservatrice qui ne pardonne rien aux femmes. C’est ce qui la rend attachante. On n’est décidément plus chez Ozu.
Le hors-texte
Revenons à la question du texte et de la mise en scène. Chez Hamaguchi, c’est par le dialogue que l’action avance, progresse. Et elle progresse tout le temps, l’air de rien. Si le cinéma de Hamaguchi est captivant, ce n’est pas que les dialogues brillent par leur originalité, leur beauté ou leurs fulgurances (à la différence d’un Jean Eustache) ; c’est plutôt qu’il s’y passe toujours quelque chose. Mais il serait erroné, pour autant, de réduire son cinéma à un art du dialogue et de la mise en scène, à du théâtre filmé. Même si les plans de Hamaguchi, faute de budget, n’ont rien d’iconique et d’esthétiquement recherché (il est rare que la caméra s’attarde sur un lieu ou un objet, mais elle le fait parfois), il n’en demeure pas moins que des choses se passent autour des personnages, dans leur environnement spatial, urbain ou campagnard, et elles sont tout aussi essentielles au film. C’est le « hors-texte » (comme on pourrait parler du « hors-champ »).
On le sait depuis Fukushima, une catastrophe naturelle peut déclencher bien des événements et modifier bien des aspects dans l’ordre de l’existence humaine, jusqu’au niveau le plus intime qui soit. Dans Asako 1 et 2, c’est un tremblement de terre qui sert de détonateur (accidentel) à la passion des deux personnages : un coup de foudre a lieu en pleine évacuation, au cœur de Tokyo. Pour peu, le film basculerait presque dans le drame hollywoodien. Mais n’est-ce pas là, en somme, la meilleure façon de rendre l’imaginaire amoureux de deux jeunes gens encore ancrés dans une culture de cinéma et, peut-être, de manga ?
Petits déplacements et courses de la dernière chance
Parfois, des petits déplacements dans la texture du réel introduisent un élément de dystopie proche de l’anticipation. C’est ainsi que, pour planter le décor d’une histoire qui aura trait à la mémoire, à ses ratés, à ses défaillances, à ses courts-circuits incongrus, le troisième épisode de Contes du hasard et autres fantaisies (2021) imagine une panne mondiale du réseau Internet qui supprime toutes les données, provoquant le retour du courrier postal. C’est dans ce contexte qu’on comprend pourquoi les retrouvailles inopinées avec une amie perdue de vue depuis les années d’étude a le pouvoir de provoquer un véritable raz-de-marée émotionnel. A moins que…
Parfois encore, la caméra s’attarde sur un geste, et le dialogue cède la place aux non-dits du corps en mouvement. Dans Asako 1 et 2, les décisions d’un personnage (Baku d’abord, fonçant droit sur Asako, puis Asako, fonçant droit sur Ryohei) se traduisent par un plan sur ses pieds amorçant une marche résolue à la rencontre de l’autre. Le pas s’ébranle, l’irréversible est en route. « Signifier, c’est aller droit vers quelqu’un », disait Wittgenstein. Mais les pieds visent parfois bien mieux que la parole ! C’est tout le corps qui vise l’autre, surtout quand il est amoureux. Des pieds qui se déplacent sans la moindre hésitation. Qui finissent par courir, aussi, quand il faut réparer l’irréparable.
Courir après celui qu’on aime. Sous une pluie battante, une pluie de mousson, de préférence. Dans la boue. Jusqu’à la porte close, en espérant qu’elle s’ouvre. « Je veux juste continuer à vivre avec toi, c’est pour ça que je suis là. Montre-moi ton visage. Laisse-moi entendre ta voix », supplie Asako.
Un torrent émotionnel
C’est dans ces moments-là que le cinéma de Hamaguchi atteint son sommet. Lorsqu’il se défait enfin du texte pour aller à l’essence d’un sentiment, à l’action même, au mouvement le plus pur du personnage. Lorsqu’Asako et Ryohei se cherchent, se courent après sans se trouver. Lorsque les deux femmes du troisième épisode de Contes du hasard et autres fantaisies, « Encore une fois », consentent l’une et l’autre à rejouer la scène d’un souvenir qui n’a pas eu lieu, d’une retrouvaille qui ne s’est pas faite. De telles scènes nous emportent sans retour dans un torrent émotionnel, un maelstrom de sentiments qu’anticipe, dans la scène conclusive (et convulsive) d’Asako 1 et 2, la lente montée des eaux sales devant la maison, avec ce commentaire proche de l’aphasie : « c’est beau… »
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