Il y a quelques mois, parcourant un magazine féminin – après avoir vérifié que mon horoscope me voulait du bien –, je suis tombé comme électrocuté face à cette phrase d’une lectrice: « laissez-moi échouer en paix ». Peu importe ici le fond du sujet, au demeurant poignant. Me frappe surtout l’idée d’échec comme espace unique de liberté. Une manière de suicide inaccompli. Depuis trente ou quarante ans, cette idée fait son chemin. En forçant un peu le trait on pourrait soutenir qu’elle est «une idée neuve en Europe ». En engageant profondément la subjectivité, l’échec force un individu à se condamner lui-même. Il n’est pas un aléa de la vie, il est une faute personnelle.
Évidemment, accompagnant le mot de faute, j’entends murmurer la vieille théologie chrétienne du péché, assignant la malédiction sur la postérité d’Adam et d’Ève. Échouer, c’est donc pécher, manquer à une obligation irréfragable définissant le cadre du jeu humain et les limites de la liberté individuelle.
Défaite
À la différence de la défaite, l’échec est proprement subjectif. La défaite, militaire ou sportive, intervient quand le perdant s’est heurté à plus fort que lui. Par nature, elle est admise parce qu’extérieure à la personne, objective et partagée, non seulement entre les battus mais également avec les vainqueurs qui n’ont pas manqué de participer à son effectivité. Un exemple parmi d’autres: celui des 4000 hoplites, faits prisonniers avec leurs deux consuls, contraints de courber l’échine sous les fourches caudines, devant leurs ennemis Samnites, en 321 av. J.-C. Or,
cette humiliation historique n’a rien de personnel, sauf peut-être pour les deux consuls. Inversement, l’échec demeure inacceptable, puisque c’est l’individu qui se juge responsable et se condamne lui-même. Comme nous ne sommes plus à l’époque de la flagellation et de la silice, ce n’est pas la peau que déchire la punition, mais l’âme – ou le soi. L’échec n’induit pas l’idée de souffrance comme trajectoire vers une possible rédemption, même si le paradis reste ouvert aux pécheurs et que Marie-Madeleine siège parmi les notables célestes.
L’ancien monde de la rédemption par la punition s’est retiré dans le passé. Faute de pardon divin, le sujet supporte seul sa souffrance. Ne cherchez pas plus loin la cause majeure des burn-out, dépressions et mal-être contemporains. Parallèlement, cette évolution induit la tentation de constituer de petites communautés, plus ou moins fermées, comme substituts protecteurs et permet de diluer la culpabilité.
Honte
L’incorporation subjective des errements qui rend la vie plus difficile aujourd’hui, engendre l’humiliation, ce sentiment de déshonneur, cette flétrissure qui, par blessure de l’image de soi, déstabilise et le sujet et l’intersubjectivité (voir Serge Tisseron, La honte, psychanalyse d’un lien social, Dunod, 1992 réédition 2007). Au surplus, cette honte s’associe à d’autres troubles, tous contribuant à l’exclusion de l’individu: addictions, phobie sociale, dépression, suicide. Racine ne dit pas autre chose quand il fait déclarer à Iphigénie «dans la nuit du tombeau, j’enfermerai ma honte» (acte II, sc. 1).
Frustration
Plus est forte l’obstruction à ma volonté, plus importante est ma réponse émotionnelle. Plus mes désirs inassouvis sont vifs, plus est grave ma frustration. Entre le monde et moi, ou les autres et moi, s’introduit un sentiment
d’impuissance qui provoque colère, agressivité, voire retrait ou fuite. Le sentiment d’échec se forme alors dans l’impossibilité d’accepter ses propres limites. Il en va ainsi du champion qui ne parvient pas à battre le record de sa discipline, du salarié qui constate son incapacité à atteindre ses KPI (prononcer en globish, ké-pi-aie), ou de la femme qui se désole de ne pas arriver à mettre au monde…
Alors qu’y a-t-il à l’origine de ce douloureux vécu? Sans doute l’expansion de la frustration liée notamment au déploiement du marketing et à l’insistance de la publicité posant le manque comme déclencheur des ventes. Que devient-on lorsqu’on n’a pas sa Rolex au mitan de sa vie? Et si l’on ne parvient pas à acquérir les dernières baskets ou le dernier portable à la mode, que reste-t-il, sinon à attendre qu’ils tombent du camion?
Sans insister sur cette évocation des lieux du ban, des cités qui n’en finissent pas d’accoler leurs cages d’escalier, on mesure l’expansion du territoire de cette souffrance. On sait également qu’elle engendre de nombreuses stratégies de contournement – légales ou non – et les multiples effets du sentiment d’échec. L’un se conjuguant avec l’autre, pour reprendre le Foucault des «Mots et les choses», ces choix sont «agis» par une «pensée anonyme» qui les constitue.
Anomie
Alors qu’on ne vienne pas nous faire la morale quand on est devenu sourds à force de désirs inassouvis. Le monde anomique recouvre bord à bord l’imperium de la frustration. Pour reprendre cette vieille mais nourrissante idée de Durkheim (in, Le Suicide, 1897), l’idée «d’échouer en paix» révèle la conjonction d’un mouvement d’individualisation avec l’effacement des valeurs qui servaient de tuteurs aux attitudes et comportements. Le témoignage de cette femme éclaire de l’intérieur la dislocation sociale en train de s’opérer avec l’expansion de la société de marché, ouverte, mondialisée et furieusement concurrentielle que décrit Zaki Laïdi.
C’est un monde dépourvu de sens qui se présente à nous. Plus exactement, un monde où la concurrence débridée remplace les systèmes de valeurs. Un monde administré par l’outil et non par la visée. Un monde qui s’observe lui-même en ignorant qu’il est constitué de chairs, d’espérances et de vies.