Plusieurs fois je crus ma fin du monde survenue en sentant le sol se dérober sous mes pieds. Mais, à chaque fois, il renaquit. À l’exact identique ou à peine transformé, selon l’humeur, puisque la question de la fin se love dans celle de notre conscience. Conscience de notre identité, de l’univers qui nous cerne, du temps, de la finitude, de la faux qui nous suit comme notre ombre. Tandis que le «carpe diem» d’Horace se prélasse sur un bras de la balançoire, sur l’autre, le «memento mori» nous appelle à ne pas oublier de mourir. Non pas à nous préparer à mourir, comme des générations de philosophes nous l’ont seriné dans un souci de défense de leur boutique, mais à ne pas oublier de le faire. Que se passerait-il alors si, tête-en-l’air comme je suis, j’oubliais ce rendez-vous ?
Je reconnais mal parvenir à me voir «renaître d’entre les morts». Vous imaginez le boulot pour réunir mes morceaux épars, goulûment avalés par une horde de vers anonymes dont les arbres auront transformé les fèces en sève nourricière avant qu’eux-mêmes réchauffent quelque cheminée pour s’envoler en fumée? Et si ce sont des poireaux plus que des arbres, je nourrirai des corps qui en profiteront – les traîtres – pour me faire un enfant dans le dos que je retrouverai collé à moi par le scrotum au moment de l’appel.
Ceci se reproduisant depuis la nuit des temps, ce seront des grappes de siamois partageant un bout de cerveau, un estomac, un poil pubien qui émergeront des craquelures de la croûte terrestre. Vous verrez alors les conflits familiaux reprendre de plus belle et certains siamois s’allant plonger ensemble dans la Vologne en continuant à se boxer. Franchement, finir pour en arriver là, non merci. Car le privilège de la fin, c’est d’oublier tout.
Hourra le Paradis !
Je pourrais être séduit par une disparition de pieux pèlerin revenu du Hadj. Je rêverais des «Houris aux grands yeux noirs semblables aux perles» promises par la sourate «El Wauqi’a», «que jamais homme ni Génie n’aura défloré», comme ajoute la sourate «Al Rahman». Encore faudra-t-il que le Très Haut – que sa Bonté soit célébrée – m’ait rendu les forces qui me manqueront au moment de son jugement. Surtout si, pour éviter de faire attendre ces belles houris, il doit reconstituer mes morceaux de chairs explosés autour de boulons et collés au semtex, malgré la précaution que j’aurai prise d’enfiler sept slips pour préserver l’essentiel. Et puis, comment fera le Très Haut – que sa Gloire soit chantée – pour mes collègues féminines, de plus en plus nombreuses à tenter d’accéder à ces jardins frais, aux tapis épandus et aux coussins verts ? Faudra-t-il des houris bisexuelles ou des hours (masculins) pour les récompenser ? Avouez que ce serait un casse-tête et, avant d’entendre les hourras monter du jardin d’Eden, il se passera du temps. Bien sûr, nous pouvons prendre patience, mais quand même.
Ô vous frères humains, comme l’écrit Albert Cohen, vous croyez que vous serez toujours vivants à commenter les résultats de votre équipe de foot ou à applaudir le coureur qui passe, débordant d’anabolisants et suant de grosses gouttes d’EPO. La suite? Elle se réglera par le miracle de vos espérances, avec la même foi que vous placez dans le Loto.
Le grand final
À cette vision, cousine du bandit manchot, je préfère celle qu’on découvre en ouvrant le manuel d’Épictète: parmi les choses du monde, certaines dépendent de nous, d’autres pas. La prohairesis*, que je tiens entre mes mains, mérite seule mon attention. Quant à la question de la fin, je n’ai pas barre sur elle. Aussi, la conclusion du monde sera ma propre fin. Sans doute l’univers se prolongera-t-il. Mais, je ne serai plus concerné.
Il finira, comme il est né. Peutêtre un grand feu d’artifice à un carrefour de planètes où l’une d’elle aura brûlé la priorité. Peut-être une inondation, bien supérieure à celle que connut Noé, suite à la fonte de toutes les glaces (dommage pour les cornets réglisse-violette). Peutêtre une rétractation de la Terre, à la façon d’une noix desséchée, après un longue surexploitation des ressources fossiles. Qu’y puis-je, hormis= éviter de contribuer à ces dérèglements ? Je suis passé à l’éolien, je me lave à la rivière seulement quand elle dépasse les 24 degrés, je ne mange plus de steaks de pétrole et je remplacerai prochainement le marbre du salon par de la terre battue. Mais, j’ai conscience de ne déployer là qu’une stratégie de colibri qui participe à la lutte contre l’incendie avec la petite goutte de son minuscule bec.
Espèce de liens
Certains jours, j’aurais tendance à oublier la fin et je suis bien. Certaines nuits, j’en viens à aimer l’ombre sépulcrale, pareille à un monde sans existence. Malheureusement, j’y pense et cela m’interdit de dormir, songeant que le monde n’est toujours pas achevé, ni ma douleur avec lui. Vivre est une torture, imaginée par un Dieu pervers se délectant de nos médiocres souffrances autant que de nos grandes hécatombes. Aurait-il inventé la conscience du temps qui nous est propre à notre humanité qu’il aurait lié son destin au notre. Je pense à ce quatrain du moine Angelus Silesius (1624-1677):
Mon Dieu, si je n’existais pas
Vous non plus n’existeriez
Puisque moi n’est pas vous
Avec ce besoin que vous avez de moi
Croyants ou pas, individualistes ou non, nous vivons donc en êtres siamois, intriqués les uns aux autres, à la fois finis pour ce qui nous concerne personnellement, et durables (pour éviter l’idée d’infini) en ce que nous formons une espèce. Ce poids de la fin toujours inconnaissable est épuisant mais il fait notre dignité.
* Prohaïresis : phase finale anticipée par l’homme de toute action