Diomède ou le héros mythique
Dans l’Iliade, Homère nous conte la guerre de Troie. Ce conflit a bien eu lieu douze siècles avant notre ère, en plein cœur de l’âge du bronze. Ce sont des armes en bronze qui tuent sous les remparts de Troie.
Entre mille autres choses, on lit dans l’Iliade les exploits de Diomède. Bien que très jeune, Diomède est l’un des plus importants guerriers grecs. Après Achille, c’est le grand tueur de Troyens. Roi avisé et respecté d’Argos, il n’est pas seulement le plus valeureux et le plus dangereux des héros mythiques du récit d’Homère. Il est aussi celui qui, avant Troie, conquit Thèbes pour venger son père puis se lança dans une autre aventure et replaça son grand-père sur un trône usurpé. Notre personnage abordant les rivages de la Troade est donc malgré sa jeunesse un chef expérimenté, contrairement à la plupart des rois grecs alliés. C’est déjà un héros, en cela qu’il a risqué sa vie, qu’il a tué, qu’il a déjà vaincu pour de justes causes.
Diomède est un extraordinaire combattant. Guerrier furieux, il humilie en combat singulier Hector et Énée, les meilleurs des Troyens. Au paroxysme de la mêlée, il en vient dans l’oubli de soi et l’ire des batailles à poursuivre de son courroux les dieux eux-mêmes. Il blesse Arès (le dieu de la guerre !) et Aphrodite ; il fait fuir Apollon après lequel il court, écumant de rage. On est obligé de lui expliquer péniblement que les dieux et les hommes ne relèvent pas d’une semblable essence, qu’on ne peut, homme, prétendre occire un dieu… C’est dire, dans l’épopée, le statut unique de cet homme sans peur et sans reproche. Il est également le seul à vouloir s’opposer physiquement à Achille, à l’occasion des incessantes discordes dont le camp grec est le théâtre ; discordes sans lesquelles il n’y aurait pas de suspense – il en faut quand le poème fait douze mille vers – il n’y aurait pas d’Iliade.
Ancien prétendant d’Hélène, il avait comme la plupart des princes grecs, prêté serment de défendre, si cela devait s’avérer nécessaire, l’honneur de celui qui obtiendrait la main de la belle. De fait, tout le monde augurait qu’après son mariage elle garderait sa capacité à faire vite monter la température. Ce ne fut pas le vertueux Diomède qui épousa Hélène ; ce fut le richissime Ménélas. Lorsque Pâris de Troie invité à Sparte enlève Hélène à Ménélas, on rappelle son serment au souverain d’Argos. Celui-ci ira donc à Troie, avec ses 80 vaisseaux. Il n’est pas parjure, il n’essaie pas de se défiler comme Ulysse d’Ithaque, jadis aussi prétendant, qui sent à juste titre que toute cette histoire pourrait finir par tourner vinaigre.
Il n’est ni le plus rusé, c’est Ulysse ; ni le plus fort, c’est Achille ; ni le plus orgueilleux, c’est Agamemnon ; ni le plus cocu, c’est Ménélas ; ni le plus sage, c’est Nestor. Il est le plus guerrier, ce qui n’est pas une qualité mais un état. Cependant sa postérité n’est pas assurée ; malgré son CV impressionnant, il n’est pas le héros dont on se souvient spontanément. Diomède, contrairement à la cohorte de héros grecs et troyens, ne fait pas l’objet de quelque tragédie, qu’elle soit antique ou classique. Pourquoi ? Son destin ne serait-il pas assez tragique ? Sa persona serait-elle trop simple, sans les aspérités d’humanité faillible que les autres révèlent ? Pourtant, il est bien humain, contrairement à Achille qui est d’essence divine ; sa colère reste humaine au cours de son « aristie », sa fureur guerrière inarrêtable. Est-il trop exemplaire, vengeant d’abord son père tué, volant ensuite au secours de son aïeul détrôné, respectant enfin sans hésiter sa promesse de réhabiliter la dignité d’un roi bien naïf, dès lors s’exilant délibérément loin de son pays ?
Diomède : héros bien sûr, mais surtout guerrier absolu 1. Parce qu’il est d’abord un guerrier, même plus encore que les autres ; parce qu’après tout il est assez normal qu’on rencontre des guerriers au cours d’une guerre ; parce qu’Homère en a à foison sous la main, Diomède apparaît comme l’oublié de la guerre de Troie. Il fait le job, même mieux encore que les autres, mais il ne fait que cela.
Les hommes réclament du sang, mais une fois celui-ci coulé, on oublie vite les morts, comme on oublie tout aussi vite celui qui en ayant porté le bronze dans la chair des hommes leur a ôté la vie.
Éric Desordre
1. Selon l’expression de Pierre Vidal-Naquet dans son introduction à l’édition de l’Iliade, Folio, 1975.