Votre livre est passionnant. Il se lit d’une traite. Il nous permet de mieux définir le mot « gnose ». C’est-à-dire ?
Le mot « gnose » signifie simplement connaissance, mais aux premiers siècles de l’ère chrétienne ce terme a pris un sens plus religieux. La gnose est lors considérée comme une révélation accordant le salut à quelques élus. Ainsi est né le gnosticisme qui fut considéré comme une hérésie par les premiers auteurs chrétiens. L’intérêt majeur de la gnose, Jung ne s’y est pas trompé, c’est qu’elle constitue par essence une alternative à la foi, une sorte de « Sophia perennis » si vous voulez. Elle structure en ce sens en profondeur la psychologie analytique jungienne, tel un élément inspirateur. Tournée vers le numineux tout en restant empirique, cette psychologie est en effet davantage une « gnose » qu’une foi comparable à celle des premiers chrétiens par exemple. C’est la connaissance de son véritable « soi » qui concerne chaque individu en particulier et ne s’adresse pas à une collectivité.
On peut à cet égard considérer que l’attitude gnostique préfigure ce que Jung a nommé « processus d’individuation » : la recherche et la découverte du Soi grâce au dialogue du conscient et de l’inconscient. Ce long chemin de transformation prend alors le relais du développement du moi. J’explique par ailleurs dans mon ouvrage que Jung emprunte aux gnostiques la notion de « plénitude » entrevue comme « horizon du Soi », tandis que le Plérôme serait l’équivalent de l’inconscient, matrice des transformations psychiques auxquelles aspiraient déjà en leur temps les gnostiques sans en être pleinement conscients. On se souvient alors de la déclaration éclairante de Jung disant de sa propre vie qu’elle fut « l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation ».
Et le Livre Rouge ? Pour vous qui l’avez particulièrement étudié depuis sa parution, que représente-t-il dans le parcours de C. G. Jung ? Un changement de direction ?
La publication relativement récente du Livre Rouge en français (2011) invite à reconsidérer l’ensemble de l’œuvre de Jung dans la mesure où il constitue le chaînon jusqu’alors manquant dans la progression intérieure de ce grand « médecin de l’âme ». On est aujourd’hui en mesure de comprendre ce qui s’est passé entre ses premières recherches sur les mythologies, au cours desquelles il commença à découvrir les gnostiques, et la publication des Types psychologiques (1921). Avant même de « rencontrer » l’alchimie vers 1929, Jung raconte dans « Ma vie » – sa fameuse biographie supervisée par Aniela Jaffé – combien il s’est passionné pour les gnostiques durant ces mêmes années où il rédigeait le Livre Rouge dont on peut dès lors supposer qu’il porte des traces de ces lectures. J’en apporte la preuve, à commencer par la « crise du midi de la vie » qui marque dans la vie de Jung le passage de la connaissance ordinaire à la « gnose ». Mais nombre de thèmes – la perte de l’âme en particulier – sont aussi à mon sens ceux-là mêmes que met en scène la mythologie gnostique.
Ce n’est donc pas selon moi parce qu’il aurait rencontré et approfondi l’alchimie que Jung se serait détourné de la gnose comme on le dit souvent. Plutôt est-il constamment passé de l’une à l’autre selon que ses propres découvertes le rapprochaient de la mythologie gnostique ou l’inclinaient vers le mode opératoire de l’alchimie. Quand Jung parle de « mythe gnostique » il fait référence à la sauvegarde des étincelles de lumière tombées dans la matière et que la gnose s’emploie à reconduite au Plérôme tandis que l’alchimie réalise à partir d’elles ce « corps » imputrescible qu’est l’Or de transmutation. Loin d’être clivante, la notion de « gnose » permet donc de saisir l’unité profonde de la pensée de Jung en même temps que son évolution.
Philosophe et essayiste, je me suis d’abord intéressée à l’hermétisme et à l’alchimie auxquels j’ai consacré plusieurs essais parmi lesquels Philosophie de l’alchimie (1993) et La Voie hermétique (2002). La philosophie d’Hermès a constitué pour moi une sorte de « clé » grâce à laquelle j’ai tenté une relecture de certaines œuvres d’art et de culture – celle de Dürer, d’Artaud – tout en portant un regard critique sur la modernité. Lectrice des écrits de C. G. Jung depuis de longues années, j’en suis tout naturellement venue à scruter les enseignements des gnoses afin de comprendre ce qu’il en a véritablement retenu, et surtout quel usage psychologique il en a fait.
Interview de Jean-Luc Maxence