Nous sommes tous entartuffés. Habituellement, nous n’y réfléchissions pas, à la façon de l’entarté qui va son chemin en toute quiétude, juste avant d’empafer la crème chantilly. C’est qu’il est habité d’un violent désir orgonesque de se parer des plumes du paon, l’entartuffé. Tous les escrocs vous le diront, le désir ardent de leurs victimes est le principal allié de leurs entreprises tant «la vérité, c’est l’erreur qui nous arrange» selon Paul Watzlawick. C’est pourquoi, d’ailleurs, je ne vois pas Tartuffe comme le modèle de l’imposteur, malgré le sous-titre de Molière, tant l’imposture n’est qu’un moyen pour lui. C’est plutôt un escroc qui cherche à s’approprier le bien des autres, à commence par Elvire la digne épouse du maître de céans.
Société désirante
La société désirante, qui s’esquisse chez Molière, prend surtout racine dans la frustration, affuteuse des envies. Publicitaires et commerciaux en ont découvert les ressorts au débouché de la première guerre mondiale, avant que, dans les années cinquante, émergent le mouvement des arts ménagers et la figure de l’épouse de moins de cinquante ans. Ce sont les pubeux et les chefs de produits qui ont façonné la grande escroquerie consommatoire des trente glorieuses dont la trajectoire encore persiste.
L’ethnographe situera la naissance de cette dynamique à la Renaissance avec la valorisation de l’homme, libéré de la religion interprétative du monde: Dans chaque église, il y a toujours quelque chose qui cloche1, pour s’engager dans une approche rationnelle qui culminera au siècle des Lumières, puis avec Kant et Nietzsche. Par-delà la philosophie, le moderne dégagera les principes de l’heuristique scientifique qui nettoie le monde des démarches magico-religieuses. À l’occasion de ce grand lessivage, des figures nouvelles animent l’histoire. Je pense aux peintres de genre, libérés de la figuration des illustres et de leurs grands moments, aux inventeurs de machines nouvelles (métiers à tisser, automobiles, trains, avions…). Le roman prend alors son essor en explorant l’aventure personnelle et réaliste d’individus singuliers, avec Stendhal, Flaubert, Zola. Telle est la texture d’un temps qui enjambe deux siècles jusqu’à introduire le moment contemporain. Or, le désir qui libérait, désormais au pinacle, enchaîne et devient le moteur principal de toutes les tartufferies.
Escrocs de tous poils
Ils se pressent en processions nourries, les escrocs des temps présents. Je pense d’abord à ces chefs d’entreprise qui, sous prétexte de nous faciliter la vie, nous abreuvent d’outils dont ils programment l’obsolescence rapide et nous forcent, par de puissantes campagnes, à vouloir ce à quoi nous n’avons même pas imaginé. Toute l’histoire de la consommation se tient dans ces forcements du désir en sorte que, sans même y avoir pensé, vous vous retrouvez aux Maldives. Il faut bien que vous ayez quelque chose à raconter devant la machine à café quand tout le monde a passé la soirée devant le même télé-crochet.
À côté de ces tartuffes majeurs, d’autres leur préparent le terrain comme ces balayeurs qui échauffent la glace devant la pierre de curling. Ce sont les chercheurs de tout acabit, financés par de gras contrats lorsque le sujet d’étude comporte de belles espérances.
Et puis, viennent les gens de la parole, ceux qui détiennent les micros et les plumes dans les organes de presse ou qui sont au nombre des 2/3 de religieux entretenant une double vie. Accompagnant ces tartuffes institutionnels d’autres butinent profitablement en pratiquant l’activité d’influenceur (se), encadrée, rémunérée mais non fiscalisée. Clairement ces gamins – car ils sont souvent jeunes – se présentent comme assurant la promotion de multiples produits testés, dégustés et appréciés contre espèces trébuchantes.
Toute honnêteté bue, les voilà qui investissent désormais l’espace public en assurant mêmement la promotion des politiques et entretenant la flamme allumée par Clémenceau observant qu’«on ne ment jamais tant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse». Reconnaissons-le sans esquive : ce dont nous parlons c’est de la prise du pouvoir par la tartufferie, à l’occasion de l’extension continue du domaine du mensonge.
Extension du domaine du mensonge
En peu d’années, finalement, nous nous sommes accoutumés à vivre dans un bain de mensonge. Ce ne sont pas des vues erronées mais des menteries délibérées au point que bon nombre de nos contemporains ne font plus la différence entre news et fake news de la même façon qu’ils mangent n’importe quoi: «La malbouffe est une violence faite aux pauvres, le plat cuisiné industriel signale la solitude des existences urbaines», comme le constate Maylis de Kerangal.
Pris par la vision manipulatrice de la plupart des séries télévisées, ils veulent voir dans toute nouveauté une tentative de deception (au sens militaire). Sans plus analyser, ils objectent que tout est influencé par les Américains, les Russes, les Chinois, les djihadistes, le Vatican… Et, si vous n’êtes pas d’accord, ils vous bannissent du champ de la juste-pensance, croyant que ce en quoi ils croient trace l’axe de la vérité.
Je le confesse, vivre ainsi est épuisant et je comprends assez bien ceux qui, perdant pied, perdent confiance. Plus rien n’a de valeur puisque tout est infecté par le virus de la malveillance. Allez faire confiance avec ça aux politiques, à la police, aux médecins, aux commerçants, à l’administration. À toutes les institutions, finalement. Sans être naïfs, nous pourrions tout de même juger, avec Hegel, que «la grande ruse, c’est que les choses soient comme elles sont». Tout en suivant Francisco de Quevedo sur l’idée qu’«il ne faut pas montrer la vérité nue, mais en chemise».
Un peu de mystère ne nuit pas au plaisir de vivre des entartuffés que nous demeurerons, de toute façon.
1. Jacques Prévert, Fatras