To be or not to be? That’s the question.
La concordance des temps reste une règle importante pour qui ne croit pas aux coïncidences. Fier de mes origines bohèmes, je venais de finir de lire «Les Lettres d’Italie» et «R.U.R. Rossum’s Universal Robots» de Karel Čapek, l’auteur qui a inventé, entre autres, le mot «robot» (Karel Čapek «Les Lettres d’Italie» éditions de La Bacconnière et «Les Lettres d’Italie» Minos, éditions de la Différence). Karel Čapek reviendrait-il à la mode? Je ne sais pas mais en tous les cas, il tombe bien, un peu comme dans la série tocarde «L’homme qui tombe à pic». Cet écrivain tchèque a écrit une cinquantaine d’ouvrages. Il est mort en 1945, à 48 ans, d’une embolie pulmonaire, sous le joug nazi. Leos Janacek a même fait un opéra de son livre «L’Affaire Makropoulos» sur l’histoire d’une cantatrice devenue immortelle. Derrière cette question des technologies, c’est en réalité celle du progrès qui se pose! La question centrale de son œuvre est plus qu’actuelle aujourd’hui: Quelle est la vraie nature du prétendu progrès technicoscientifique? Cette question plus que pertinente, je me souviens l’avoir posée à mes grandsparents, également tchèques, à eux, qui ont connu l’invention de l’automobile, de l’aviation, le développement de l’électricité, l’énergie nucléaire, le cinéma, la télévision, la radio, la découverte des microbes, des virus, etc. Ils ont aussi connu l’invention du rock mais ça leur plaisait moins, surtout quand les keupons débarquaient. Comme Čapek, mes grands-parents ont vécu avec le souvenir de la Première Guerre Mondiale et ils ont été les témoins des horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, de derrière le Rideau de Fer – les nazis et les communistes étaient de grands progressistes modernistes – comme de l’asservissement des masses des prétendues républiques populaires de l’Est. Si vous regardez bien, vous pouvez voir des membres de ma famille sur les photographies de Koudelka témoins de l’invasion soviétique de 1968 et del’enterrement du Printemps de Prague. Plus près de nous, culturellement, Jules Verne a la même interrogation, notamment à travers les interrogations du Capitaine Nemo. Je vous invite, encore une fois à savourer le magnifique manuscrit de «Vingt Mille Lieux Sous les Mers», publié par les Éditions des Saints-Pères, et à lire ou relire «L’Île Mystérieuse».
Et la musique, bordel?
Plus prosaïquement, pour qui aime la musique, et le rock en particulier, sans la technologie, il n’y aurait pas de bruit amplifié, il n’y aurait d’enregistrements, il n’y aurait pas de disques, il n’y aurait pas de musique électrique, il n’y aurait pas de rock, il n’y aurait pas de punk, il n’y aurait pas d’électro. Bref, on s’emmerderait ferme – quoique ou couac, avec la musique commerciale actuelle, j’ai un doute existentiel sur ce point! À travers ces exemples, que ce soit, celui, plus général, de la technologie, ou, celui plus particulier de la musique amplifiée électrique, on retrouve la même mise en
garde.
C’est de l’art ou du cochon?
Si on n’y fait obstacle, toute avancée technologique se met au service des pires fantasmes humains de toute-puissance: tout contrôler, tout mettre en coupe réglée, tout rentabiliser, tout écraser comme les différences, les oppositions, les autres espèces; tout détruire. Les maîtres en ce domaine ont été les nazis, notamment dans l’utilisation du langage, comme l’a si bien décrit Victor Klemperer, dans son ouvrage fondamental «LTI, la langue du IIIe Reich», Agora, aux éditions Pocket. On a tort de présenter trop souvent le nazisme comme un mouvement profondément passéiste. Un ouvrage F.O.N.D.A.M.E.N.T.A.L. de Jeffrey Herf montre que, bien au contraire, le nazisme a voué un culte délirant à la technologie la plus avancée. Dans son enquête sur les origines idéologiques, digne d’Hérodote, Jeffrey Herf a mis en lumière une nébuleuse originale d’intellectuels «modernistes réactionnaires», comme Oswald Spengler, Carl Schmitt, Werner Sombart, ou Ernst Jünger, dont le point commun est d’avoir fusionné certaines dimensions de la société industrielle, comme son mode de production et sa technologie, la rationalité instrumentale, avec la culture du nationalisme allemand marquée par sa haine de la raison et de la démocratie. Jeffrey Herf en tire les conclusions, d’une part, que la modernité n’est pas un phénomène monolithique, qu’il conviendrait d’accepter ou de rejeter en bloc et, d’autre part, que l’adhésion à la modernité technique n’est pas en soi un gage d’émancipation (Jeffrey Herf «Le modernisme réactionnaire, Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme», éditions de l’Échappée 2018). Martin Heidegger l’avait bien saisi à propos de la tekne et de la phusoï, au contraire de Nietzsche. Cette tekne, technique moderne, en tant que manifestation ultime de la volonté de puissance, représente le danger le plus grand. Là où Nietzsche voit la manifestation de la domination de l’homme sur la nature, Martin Heidegger perçoit, tout au contraire, la dernière étape de sa dépossession. En faisant court, car je ne suis pas philosophe, les hommes en finissent par perdre leur caractère vivant, cette capacité de vivre par eux-mêmes, pour devenir des hommes sans histoire, dans la mesure où leur vie est dominée par le «mécanisme ». L’homme est pris dans l’engrenage de l’arraisonnement universel, de la sérialisation, qui est le propre du «mécanisme» accompagnant la technique, c’est-à-dire d’expliquer toute vie, y compris la vie psychique, en partant d’éléments isolés et non pas de la cohésion du sens du vécu.
L’homme est un animal de cheptel comme les autres
C’est ainsi que l’homme fait partie d’un fonds, c’est le capital, l’effectif ou le matériel humain et cet homme est tenu de sommer la nature, de la plier à ses besoins. Il en résulte, in fine, que l’homme en oublie les autres manières de se comporter à l’égard du réel, que ce soit l’art, la religion ou la philosophie. Nous entrerions dans le règne du «sans question» dans l’illusion d’une transcendance technologique dominant la nature. N’est-ce pas l’illustration de notre monde actuel ? Finalement, le choix de société du second tour de la dernière présidentielle ne portait-il pas entre l’adhésion à une dictature technologique (tekne) ou une dictature traditionnelle plus naturelle (phusoï)? Il me semble que nous avons choisi celle de la technologie avec comme prochain aboutissement l’arrivée de la reconnaissance faciale.
De l’état de droit à la finance avant le droit
Nous retrouvons cette volonté dans l’avènement de la technologie aboutissant à la réduction de l’état de droit. La Justice d’aujourd’hui n’est plus là pour assurer le respect de l’État de droit. Ce qui garantit les droits et libertés fondamentaux c’est la procédure car elle seule permet à un justiciable de faire valoir ses droits. Je vous invite à lire bien attentivement l’article 6.1 de la Convention européenne des droits et libertés fondamentaux dite Convention européenne des droits de l’homme. Cet article garantit l’accès au juge, le procès équitable et public, le droit d’être entendu dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, etc.
Aujourd’hui, comme le droit américain, sous prétexte de s’adapter à l’époque et aux nouvelles technologies, on fait du droit un objet de consommation en l’adaptant à l’impatience de notre époque: du vite mais du pas bien mais du vite. La procédure d’appel telle qu’elle a été réformée depuis quelques années est un véritable scandale. Le véritable but est de rendre cette procédure d’appel complexe et radicale techniquement, et non intellectuellement, alors que c’était la force du droit français, sans possibilité de rattrapage. Ainsi, on réussit à terminer un nombre considérable d’affaires en appel, sans avoir besoin de les examiner, grâce à de simples raisons techniques, au détriment des justiciables, alors que leurs recours sont fondés. C’est pratique, cela ne coûte pas cher et n’oblige donc pas à augmenter le budget de la Justice. On vous le dit franchement «Il n’y a plus d’argent», d’où ces réformes successives de la justice qui constituent toutes des régressions.
Le but évident est de désengorger les juridictions, en évitant d’y mettre des moyens supplémentaires mais au détriment des droits des justiciables et en minorant le rôle des avocats. De plus, on oblige l’avocat à faire le travail du juge, pourtant payé pour cela par l’État. Il ne sera pas possible à l’avocat de répercuter le coût de ce surcroît de travail à son client. C’est une mise à mort de l’avocat, seul rempart contre l’arbitraire dont sont victimes les justiciables. Le Clash chantait “I fought the Law, but the law won”. Il avait tort, “the law lost” en réalité. L’état de droit se rétrécit donc de plus sous la domination de l’actuelle dictature technologique.
De la musique des Dieux à la musique des marchands du temple
Pourquoi se gêner, après tout ? Sans la roue de secours du droit, l’homme deviendra de plus en plus, une ressource capitalistique, comme un robot de Karel Çapek. Il ne sera plus un sujet de droit mais un être de devoir, corvéable à merci et pour pas cher. La musique, censée éveiller l’esprit et/ou l’âme, n’y échappe pas. Tous les jours, les radios et autres médias endorment nos esprits, avec de la musique commerciale préfabriquée.
Bien mieux, grâce aux merveilles technologiques que sont l’Auto-Tune ou le Voice Changer, il n’est même plus besoin de savoir chanter, la machine fait le job! Le but n’est plus de vous faire rêver, ni d’éveiller une quelconque spiritualité en vous, à travers la transe, par exemple. La musique «officielle», commerciale, n’est pas là pour vous élever; elle a désormais pour objectif avoué de vous abrutir!
Faisons un pas de côté
Trust n’avait pas tort quand il chantait «Anti-social» :
«Tu bosses toute ta vie pour payer ta pierre tombale/Tu masques ton visage en lisant ton journal/Tu marches tel un robot dans les couloirs du métro/Les gens ne te touchent pas, il faut faire le premier pas/ Tu voudrais dialoguer sans renvoyer la balle/Impossible d’avancer sans ton gilet pare-balle/Tu voudrais donner des yeux à la justice/Impossible de violer cette femme pleine de vices/Antisocial, tu perds ton sang-froid/Repense à toutes ces années de service/Antisocial, bientôt les années de sévices/Enfin le temps perdu qu’on ne rattrape plus/Écraser les gens est devenu ton passe-temps/En les éclaboussant, tu deviens gênant…».
Ce sera alors une véritable escatechnologie, la fin du temps de l’homme libre, sans la moindre révélation que celle du silence effrayant de ces espaces infinis. Ne désespérons pas. La fin du «Metropolis», de Fritz Lang, pourrait être prophétique. En attendant, faisons un pas de côté et, attendons que le roi soit nu. La République reviendra peut-être?