Cet homme en bleu de chauffe de mécano, avec sa caisse à outils en bandoulière, qui s’introduit en 1943 dans la base sous-marine de Lorient, croise des soldats allemands, des officiers de la Kriegsmarine, des ouvriers des arsenaux, que fait-il ? Il vient rassembler des informations à transmettre aux Alliés : nombre et types de sous-marins, organisation des flottilles, système de défense, failles de la sécurité, épaisseur des murs, résistance des structures en béton. Cet homme qui, à l’occasion, transporte de la dynamite, qui est-il ?
Jean Cavaillès est philosophe. Mathématicien. Professeur. Reçu premier à l’École Normale Supérieure à 20 ans. Agrégé de philosophie à 24. Ses écrits sur la philosophie des sciences sont d’un abord ardu. Ils auront cependant une postérité indéniable auprès d’un grand nombre d’intellectuels – entre autres Derrida, Althusser, Ricoeur, Foucault, Canguilhem bien sûr – et continuent d’influencer la pensée d’aujourd’hui.
À la déclaration de guerre, Jean Cavaillès est mobilisé comme lieutenant de corps francs et se signale déjà par la hardiesse des coups de main qu’il monte derrière les lignes ennemies. Fait prisonnier en juin 1940, il entend un officier allemand lui jeter : « Vous avez tenu moins longtemps que la Pologne»; un vieux paysan l’apostrophe : « Nous, à l’autre guerre, nous ne nous étions pas rendus ». Il s’évade, tente de se réfugier à l’université de Lille et d’y trouver un moyen de continuer la lutte. Un professeur lui déclare : « Évadé ? Mais Cavaillès, vous avez déserté ! » À l’aune de cette réflexion d’un haut dignitaire de l’université française, comment mieux comprendre le pourrissement quasi-général d’une époque, comment mieux ressentir « l’étrange défaite » ? Elle préparait, elle assurait Vichy, et toute la collaboration qui s’ensuivit dans une cohérence logique et diligente.
Agent des services secrets de la France Libre, Jean Cavaillès est un ami de Simone Weil et de Raymond Aron qu’il rencontre à Londres lors de ses visites au Général de Gaulle, qui apprécie la hauteur de vue du personnage. Cet intellectuel de grand renom refuse de « préserver son cerveau pour la France », il se bat les armes à la main et sait parfaitement qu’il finira par être pris. Arrêté par le contre-espionnage allemand en août 1943, il est interrogé par la Gestapo, torturé. Il ne parle pas, le réseau qu’il a fondé et dirige tiendra le reste de la guerre. Devant un tribunal militaire, Cavaillès reconnaît tous les faits qui lui sont reprochés, les siens seuls, qu’il justifie en citant les œuvres des philosophes allemands étayant sa pensée, celle d’une logique de la liberté consciente et de l’action contingente. Il stupéfie ses bourreaux. Il est condamné à mort et fusillé en février 1944. On retrouvera son corps à la libération sous une croix marquée « inconnu n° 5 ». Pour un matheux, « inconnu », c’est bien trouvé.
Ce petit livre, bel objet, beau papier, rassemble les discours que Georges Canguilhem a prononcés à la mémoire de Jean Cavaillès. L’auteur a tenté d’expliquer la raison de l’engagement tout entier de son ami dans la Résistance. Canguilhem nous dit : « Il y a dans la ténacité de Cavaillès quelque chose de terrifiant. C’est une figure unique. Un philosophe mathématicien bourré d’explosifs, un lucide téméraire, un résolu sans optimisme. Si ce n’est pas là un héros, qu’est-ce qu’un héros ? » « Parler de lui ne va pas sans quelque sentiment de honte, si on lui survit, c’est qu’on a fait moins que lui. Mais si on ne parle pas de lui, qui saura faire la différence entre cet engagement sans retenue, entre cette action sans ménagement d’arrières, et la Résistance de ces intellectuels résistants qui ne parlent tant d’eux-mêmes que parce qu’eux seuls peuvent parler de leur Résistance, tellement elle fut discrète ».
Vous ne prendrez pas ce livre dans vos mains pour y découvrir en détail la vie et l’œuvre de Jean Cavaillès, mais plutôt comme on considère une carte postale posée sur une étagère de sa bibliothèque, ou comme on acquiert un petit livret ramené d’une visite fortuite dans un discret musée de province. Ces cartes postales, ces fascicules d’exposition, ces ouvrages brefs sont d’humbles objets mais ils sont infiniment signifiants. Ils prennent très peu de place dans notre quotidien ; ils sont pourtant là, familiers et presque invisibles, présents tout le long de notre vie jusqu’à ce que nous aussi, nous partions.
Éric Desordre
La biographie de Jean Cavaillès « la plus sûre et la plus émouvante » a été écrite par sa sœur Gabrielle Ferrières : Jean Cavaillès, un philosophe dans la guerre, 1903-1944
Presses Universitaires de France, 1950. Réédition 2003 aux éditions Le Félin.