De la Grèce antique à la République des Jules puis au théâtre populaire, la culture s’est imposée comme un des piliers d’une société et d’une vie bonnes. Elle inspirait l’idée de progrès et l’ambition d’une vie meilleure.
Aujourd’hui, l’inculture se dresse en paladin du monde nouveau. Pour ses tenants – ou plutôt pour ses pratiquants –, elle ne décrit pas un manque mais, elle affirme un Choix. Un Choix par lequel s’exprime la désespérance du monde chez un nombre croissant d’individus, tenus aux marges de la société et s’y cramponnant pour se préserver. Contrairement à une analyse facile, le Bof, pour prendre un exemple connu, n’est pas une victime. Il triomphe, se conforte, voire fait gloire de son inculture et l’étale pareille à une nouvelle confiture.Car, a contrario, la culture favorise le doute, l’incertitude, le questionnement, le retour sur les choses et sur soi. Elle nécessite un effort tant pour accueillir les connaissances que pour les mettre en lien. Toutes choses qui bousculent une stabilité personnelle à l’enracinement fragile. Toutefois, cette situation ne se limite pas au seul Bof. Elle concerne jusqu’à ces dirigeants prestigieux qui vous affirment, droit dans les yeux, n’avoir pas lu un livre des douze derniers mois et de ne s’être rendus à l’Opéra que pour honorer l’invitation d’un fournisseur. Tant ils sont pris. On se laisse donc prendre à l’inculture.Assez généralement, la culture participe à l’humiliation des Français périphériques dont la philosophie de Cyril Hanouna sert d’unique fenêtre sur un monde qu’il vaut mieux moquer qu’analyser. Quand la culture ne représente pas le plafond de verre de ces gamins que l’école désespère et dont l’avenir s’écrit dans un aller-retour entre Pôle Emploi et la cage d’escalier. Alors, l’inculture s’approprie comme un bouclier contre les blessures de la société et de sa « haute culture ». Et, sans le mesurer vraiment, elle accepte, voire renforce la minorité sociale que la vie lui assigne. Le piège est refermé.
Suffisance du Peu
Cette posture, j‘y fus très tôt confronté. À vingt ans, profondément désireux de partager avec le plus large public des exigences artistiques élevées, je cherchais différents moyens pour y parvenir. En discutant de ce sujet avec le vice-président d’un conseil général qui m’avait à la bonne (c’était un lointain cousin), je m’élevais contre les fêtes à neu neu locales, où le pire côtoie l’encore pire alors qu’il est assez facile de définir un niveau d’exigence supérieur sans dénigrer la tradition ni l’esprit festif. Vaguement consterné et après un silence, il m’asséna cette phrase qui me brûle toujours : « C’est bien suffisant pour nous ».Avec la volonté de démontrer la possibilité de ce que j’avançais, j’organisais alors, avec le Foyer rural dont j’étais un des responsables, une exposition d’art contemporain dans les vitrines des commerçants de mon village de moins de 5 000 habitants. Il y avait là, le meilleur de la peinture d’après-guerre jusqu’aux années 70, non pas en reproductions mais en originaux. Chaque soir, nous ramassions ces pièces magnifiques pour les abriter dans la salle des coffres du Crédit Agricole. À la surprise générale, Il fut évident que même les œuvres complexes trouvaient à être appréciées et commentées par les cinquante mille visiteurs estimés. Avec leurs mots et leur univers, certes. Mais, là commence l’acculturation.Pour rester juste, il faut reconnaître que, les années suivantes, le principe d’exposition dans les vitrines perdura, mais sous le « commissariat » de chacun des commerçants ! Je ne vous décris pas le trou d’air ! La médiocrité populiste revenait au galop dans la profondeur de cette France rurale.Toutefois la France urbaine – et c’est plus grave à mon sens – partage la même appétence pour le Peu. Il inspire ces municipalités qui font de leur festival de Slam et Rap, parfois dénommé « musiques urbaines », le temps fort de leur saison culturelle. Non qu’il faille condamner par principe ces modes d’expression, mais parce qu’il n’est pas fréquent que la recherche d’un haut niveau qualitatif au sein même de ce langage artistique représente le critère principal des choix.Se met ainsi en place une manière d’enfermement, renforcée par le grégarisme dont il devient exceptionnel de s’extraire à la façon de Chris (du groupe Christine and the Queens) navigant entre Normale Sup et la scène alternative. Quoique… Quoiqu’il ne soit pas impossible de développer une réelle culture portant sur un segment spécifique de connaissances. En tout cas, il ne faut pas confondre la masse amorphe et ceux qui explorent le rien avec une gourmandise d’expert.
Utilité du médiocre
Définitivement, l’inculture est donc un Choix : celui de contourner l’exigence d’un apprentissage, sa pénibilité et le détour nécessaire pour parvenir à maîtriser une connaissance, sans pour autant viser le mirandolisme. Qui souhaite comprendre sa situation et agir pertinemment à sa transformation, doit se livrer à un détour culturel. De Pelloutier à Proudhon, les anarchistes de la fin du XIXe l’avaient compris. Seul ce détour permet de comprendre ce que nous vivons et le contexte dans lequel nous nous situons.Ainsi est-il effectivement plus pragmatique (car l’inculture est bien un utilitarisme) d’accepter sa propre condition en renonçant aux efforts pour l’améliorer. On préfère alors la plainte, qui dédouane de toute responsabilité, à la dépense d’énergie que suppose l’élévation culturelle, même modeste. Il y a longtemps, par exemple, on a découvert qu’une part de l’illettrisme à la fin de l’adolescence, correspondait à un illettrisme appris : on a suivi l’école obligatoire en captant sans le vouloir certaines informations et quelques aptitudes à lire, dont on s’est prestement détourné quand, la fin de scolarité aidant, elles ont cessé d’apparaître directement utiles. Une recherche universitaire conduite à Bordeaux parmi des groupes de motards a démontré (il y a longtemps) qu’avec ce désapprentissage, leurs membres avaient réduit a minima leur vocabulaire, tout en restant aptes à lire des magazines spécialisés recourant à un riche vocabulaire technique.Cette posture rappelle irrésistiblement la compréhension de la haine par Spinoza : je me prends à haïr lorsque je ne supporte plus l’effacement de ma puissance d’exister, que le philosophe du XVIIe appelle la tristesse. Cette tristesse est donc à l’origine du choix de la médiocrité culturelle.Comment a-t-on abandonné la culture des Gens de Peu, décrits par Sansot, dont la vie sociale tournait autour des résultats sportifs, des loisirs populaires du camping et du passage du Tour de France tout en se conjuguant avec de fortes solidarités et de riches interactions humaines ? Sans doute faut-il voir là un des effets de l’éclatement des classes sociales et de la montée des individualismes dans la société de marchandise dont l’emprise s’est généralisée. Alors on fait face, à coup de communautarisme pour certains, de débrouillardise pour d’autres et de beaufisme pour le plus grand nombre.
Renoncement au lien
Se développe ce faisant, un profond renoncement au plaisir du jeu des mots, des idées, à l’entrelacs des imaginaires pour faire place, au mieux, à un gavage informationnel. Je connais ainsi une association « historique » à prétentions culturelles, dont les membres se réunissent chaque semaine pour détailler un jour donné du passé : que s’est-il passé le 15 février 1665 ? Réponse de l’animateur ou d’un participant « Le pape Alexandre VII impose le formulaire anti-janséniste par sa bulle ». On se congratule. Et le lendemain ? « La Reine donnait un bal »….Sans plus. Aucun lien n’est fait entre les événements. Aucune contextualisation. Rien qui permette de comprendre quoi que ce soit du monde. De jour en jour s’accumule un fatras de données inutiles dans les rayonnages poussiéreux de cette culture vide.L’inculture n’est donc en rien une rébellion mais bien un choix. Celui de refuser de comprendre le monde au profit d’une lévitation molle et de prendre une part active à son propre destin en laissant les autres décider, quitte à s’en plaindre.
Patrick Lamarque