Le texte et l’écoute
Hamaguchi est un cinéaste du texte. Du texte et de l’écoute. En témoigne cette scène remarquable de Senses (2015) où la seule « action » est la lecture par une jeune romancière d’une longue description des sensations éprouvées dans un voyage en train par la narratrice, de ses sentiments naissants pour un homme… scène pas tout-à-fait gratuite, puisqu’elle préfigure une déclaration d’amour, véritable celle-là, à bord d’une voiture (lieu incongru pour une déclaration d’amour, mais beaucoup de choses se passent en voiture, chez Hamaguchi). Pendant peut-être dix bonnes minutes, le film laisse parler la jeune fille. On écoute le texte. Rien d’autre ne se produit à l’écran : la jeune fille est filmée en plan large, parfois plus rapproché, avec de temps à autre, les réactions silencieuses du public. Lequel est tout-ouïe. Comme nous. A quoi tient ce miracle ?
Cela tient d’abord, paradoxalement, au ton monocorde de sa lecture sans la moindre intonation dramatique, un ton qui oblige, par sa neutralité même, à se concentrer sur ce qui est dit : car après tout, quand on entend quelque chose et que rien d’autre ne se passe, on est bien obligé d’écouter. En l’occurrence, dans un silence plus que respectueux : religieux. Mais en outre, le texte lui-même est captivant, alors qu’en apparence (mais en apparence seulement), il ne raconte rien, ne développe pas d’intrigue. Son intrigue, ce sont les sensations. En quoi, la scène justifie le titre du film, « Senses », autant par sa faculté à solliciter tous les foyers de notre perception, sensorielle, émotionnelle, intellective, que par sa place centrale dans le récit. Sans qu’on sache jamais vraiment si le découpage en cinq chapitres, correspondant au cinq sens, « toucher », « écouter », « voir », « sentir », « goûter », est arbitraire ou signifiant : allez savoir si ce n’est pas une fausse piste ! La scène de la lecture publique se trouve dans le chapitre sur « sentir », pas « écouter »…
Sous le signe de Tchekhov
Ensuite, bien sûr, il y a l’influence du théâtre. Hamaguchi est un metteur en scène, au sens fort du terme, pas seulement un cinéaste. Il construit ses films à partir des répliques de ses personnages, du jeu de ses acteurs. Tout son art est fondé sur l’écoute de ses acteurs, qui sont dans le cas de Senses des semi-amateurs ayant été sélectionnés au cours d’un atelier d’improvisation à Kobe, comme il est indiqué sur le site officiel du film. Quant au primat du texte, Hamaguchi revendique la filiation de cinéastes comme Rohmer. La figure tutélaire de Tchekhov (outre celles de Cassavettes, Bresson, Yoshida et quelques autres) hante aussi son cinéma, elle revient à maintes reprises. Dans une scène d’Asako 1 et 2 (2018), le futur petit ami de Maya, apprenant qu’elle se destine au métier d’actrice de théâtre, lui reproche sans ménagement de surjouer : il se met alors à réciter un extrait de Tchekhov, puis fait remarquer qu’il faut laisser le texte parler par lui-même, surtout quand il est puissant. Tchekhov, c’est sacré, dit-il en substance : pourquoi dénaturer le texte par ton narcissisme ? Scène emblématique qui fait écho à la lecture publique dans Senses : le ton monocorde de la jeune écrivain se justifiait ainsi par le choix de laisser parler le texte. Mais, à la différence du romancier, l’acteur n’a peut-être pas l’obligation de s’effacer totalement : son sens de l’improvisation, son intelligence, sa capacité à incarner, à vivre le texte, sont le seul moyen pour celui-ci d’exister ; Maya aura donc le dernier mot lorsqu’elle rétorque à juste titre qu’elle n’est encore qu’une actrice qui doit faire ses preuves, et qu’il est naturel à ses débuts de vouloir se faire reconnaître, quitte à pécher par narcissisme. Une manière de dire que le texte ne doit pas non plus être séparé de la vie des acteurs, qu’il est toujours plus ou moins mêlé de leurs désirs, de leurs attentes… et de leurs déconvenues.
C’est pourquoi on retrouve Tchekhov, cette fois au cœur de l’intrigue, dans Drive my car (2021). Il y est question d’un metteur en scène (la mise en abyme est tentante, quoique le personnage soit metteur en scène de théâtre et non de cinéma) qui s’apprête à monter « Oncle Vania ». Drive my car nous emmène vers les à-côté de l’intrigue, nouant la vie personnelle des protagonistes autour de cet enjeu principal, jouer Oncle Vania, sans pour autant qu’elle ait de relation directe avec le récit tchékhovien : la vie conjugale brisée du metteur en scène, sa relation de type père-fils avec un jeune acteur turbulent pas complètement sorti de l’adolescence, la rencontre avec la chauffeuse de taxi mutique, jusqu’au périple initiatique qui conclut le film dans les neiges lointaines du Hokkaido, à la redécouverte des racines familiales, de la source du trauma. Un peu comme si les fils inextricables de toutes ces existences se trouvaient d’une manière ou d’une autre entremêlés, tissés au travers d’Oncle Vania, par le simple projet de monter la pièce plutôt que par ce qu’elle raconte. Puisque le théâtre (le cinéma?) est d’abord une affaire de désirs, son enracinement doit être dans la psyché (profonde) de l’acteur, pas seulement dans le texte. Celui-ci n’est qu’un miroir.
A nouveau l’écoute
Il faut donc apprendre à écouter. A s’écouter soi-même en écoutant les autres. On trouve un autre double (mais un faux double) du cinéaste sous les traits du personnage liminaire de Senses, Ukai, créateur de séminaire, mi-artiste, mi-gourou, doté de la capacité à maintenir les objets en équilibre (tout un programme!), comme une chaise, ou même un rocher. S’étant lassé de ce don qui ne lui sert décidément à rien, il s’est tourné vers un art très différent, celui de l’écoute : il apprend aux participants à écouter leurs émotions, à déchiffrer leurs pensées en approchant l’oreille du ventre de leur partenaire. Là encore, l’analogie avec Hamaguchi lui-même est tentante, mais c’est peut-être une nouvelle fausse piste ! Ukai réapparaît en effet plus loin dans le récit, lorsqu’il emmène Akari (l’infirmière) dans une boîte de nuit : il y révèle sa personnalité vide et sans substance de dragueur invétéré frayant dans les milieux nocturnes ; d’ailleurs, Akari lui préfère sa sœur, l’instant d’un baiser furtif entre femmes. A moins qu’il n’y ait une signification plus ambivalente derrière cette révélation décevante du personnage ? Et s’il fallait être vide, vide à ce point, pour provoquer l’écoute chez les autres ?
Hamaguchi a appris à écouter. Une étape-clef de cet apprentissage fut la réalisation, avec Ko Sakai, d’une série de documentaires autour de la catastrophe de Fukushima : The sound of waves et les deux Voices from the waves (Kesennuma et Shinchimachi). Ce sont essentiellement des témoignages de gens touchés de plein fouet par les conséquences du tsunami. Pendant des années, Hamaguchi les a écoutés, rassemblant, compilant, sélectionnant des heures et des heures de rushes. Il s’est intéressé à leur histoire intime. A tel point que les métrages finissent par découvrir un peu plus de leur existence. A tel point qu’ils prennent chair, comme des personnages, indépendamment de la catastrophe de Fukushima, à laquelle ils ne se réduisent pas : ils ont pris une épaisseur à part entière. Et ce que Hamaguchi a écouté, ce sont au final les histoires simples mais passionnantes du Japon d’aujourd’hui, des histoires d’amour, de couple, de divorce, de conflits familiaux, de rencontres, d’amitié, d’insatisfaction professionnelle etc. En naquit une radiographie du Japon contemporain.
À suivre…