L’esprit d’ouverture de la Renaissance allié au renforcement de la Raison déclamée par le siècle des Lumières ont créé le climat favorable à la suppression de cette véritable institution criminelle qu’a été la «Sainte Inquisition». Il aura fallu quand même attendre plusieurs siècles pour que cela se réalise. Et encore, partiellement, car le Vatican a voulu maintenir une Congrégation pour la doctrine de la foi qui représente de fait une émanation du précédent Tribunal de l’Inquisition. Mais l’Inquisition est aussi une attitude particulière fondée sur la terreur et la torture morale. En ce sens, sommes-nous sûrs qu’elle ait disparu? Notons qu’il existe encore des chasses aux sorcières promulguées par les médias et les autorités à l’endroit des sectes religieuses, des guérisseurs, de toute figure défiant une certaine orthodoxie et même, notamment en Italie, des psychanalystes. Prises dans leurs contextes, il est probable que ces opérations aient la fonction de déplacer l’attention de la population de problèmes sociaux plus importants. Créez un monstre, le peuple y projettera son Ombre.
Une affaire soufferte mais instructive
L’affaire succinctement exposée ici a duré environ neuf ans et m’a contraint à faire face à des accusations aussi infamantes qu’infondées et à subir divers mauvais traitements d’ordre moral. Elle débuta par la visite dans mon cabinet d’un commissaire de police accompagné de deux acolytes. On m’interrogea sur le métier que j’exerçais, les livres que je lisais, les articles que j’écrivais, en posant parfois quelques questions-pièges du genre: «je vois dans votre bibliothèque des livres de psychologie analytique, donc vous pratiquez la psychologie?» Ma bibliothèque contient des livres en tous genres, même de chimie. Ceci ne permet pourtant pas d’en déduire que j’exerce la profession de chimiste! Il me fut aussitôt clair que l’autorité n’était pas venue pour une simple visite de contrôle, mais pour tenter d’interrompre mon activité sur le champ. Je lui demandais naturellement le motif de sa présence, mais en guise de réponse je dus me contenter de la phrase, quelque peu énigmatique: «nous conduisons une enquête, nous ne pouvons rien vous dire de plus pour le moment». J’expliquais que je
n’étais ni psychologue, ni psychothérapeute, mais que j’exerçais simplement (pour ainsi dire) l’activité de psychanalyste.
Précisons qu’en Italie seules les professions de psychologue et de psychothérapeute sont réglementées par une loi faite approuvée en 1989 par le psychiatre et parlementaire Adriano Ossicini. La parole (le mot ?) « psychanalyse» (ou alors «la parole psychanalytique») et l’expression «psychothérapie analytique» qui faisaient partie du texte avant l’approbation du décret avaient été ensuite supprimées grâce à l’intervention unanime des associations de psychanalyse interpellées à l’époque et qui ne se reconnaissaient pas dans le statut des psychothérapies. J’expliquais également en quoi consistait mon travail, comment se déroulaient les séances et quelles étaient les principales différences entre psychanalyse et psychothérapie. Je fis noter par exemple que l’analyste, contrairement au psychothérapeute, ne partage pas les critères médicaux, qu’il n’a pas de «patient» mais des «analysants», qu’il ne croyait pas à la maladie mentale et qu’il ne faisait pas de diagnostic ni de pronostic. Je lui fournissais également les coordonnées de l’association psychanalytique où je m’étais formé pour qu’il puisse poursuivre son enquête.
Des interrogatoires pas vraiment drôles
Convoqué successivement au poste de police, le commissaire me confessa «ne rien piger» à la psychanalyse mais que selon ses informations j’exerçais illégalement car j’étais dépourvu d’une inscription à la Liste des psychothérapeutes de l’Ordre des Psychologues. Sa certitude, en flagrante contradiction avec sa précédente confession, m’intrigua. Je lui demandais où il avait trouvé ces données et s’il avait bien contacté l’association que je lui avais signalée. Il me répondit qu’il avait considéré suffisant l’avis du président de l’Ordre des Psychologues, l’institution qui m’avait pointé du doigt (sans qu’elle se constitue partie civile) comme jadis on signalait les sorcières! Notre commissaire venait de ce pas renverser le vieil adage populaire «deux avis valent mieux qu’un». Ce fut ensuite au tour de mes analysants de se voir soumis à un interrogatoire, d’abord chez le commissaire et ensuite à la cour du Tribunal. «Fratini vous a-t-il prescrit des médicaments ou des thérapies ? Comment avez-vous fait sa connaissance? Vous a-t-il dit qu’il était psychologue ou psychothérapeute? Saviezvous qu’il n’était pas diplômé? Comment se déroulaient les séances ?»
Heureusement, je pus compter sur la bonne foi d’analysants pas trop détraqués! Enfin, au cours d’une seconde visite improvisée les enquêteurs m’ordonnèrent d’enlever mes cartes de visite affichées sur ma boîte aux lettres et sur la porte de mon cabinet. En cette occasion le commissaire laissa échapper quelques paroles de fausse stupeur en constatant que sa cible était restée à sa place. Il se serait probablement attendu à ce qu’elle déserte et se cache comme un truand démasqué en proie à la peur et à la honte. Il est certes tranquillisant de prendre ses préjugés pour des vérités. La même attitude rendrait impossible tout progrès en analyse. Une écoute débarrassée de préjugé est en premier lieu ce que demande un analysant. Et c’est aussi la condition pour que le travail d’analyse puisse progresser. En conclusion de cette première tranche d’enquête, on formulait le chef d’accusation «d’abus du titre de psychanalyste». Mais comment peut-on abuser d’un titre qui n’existe pas ?
Psychanalyse ou psychothérapie?
Le juge comprit l’équivoque portant sur la superposition de psychanalyste et de psychothérapeute et annula la disposition. Freud soutenait que l’élimination des symptômes ne doit pas être poursuivie comme un but et que la cure intervient comme effet du travail d’analyse. La santé psychique est une condition subjective qui n’a rien de médical. Il n’existe aucune preuve scientifique de maladie dans ce que l’on nomme «troubles psychiques», aucune lésion des tissus cérébraux, aucune dégénérescence cellulaire anormale, tout comme il n’existe aucun virus de la schizophrénie. La maladie en psychiatrie est diagnostiquée sur la base de comportements bizarres, apparemment incompréhensibles et souvent dérangeants pour la société. La fonction de l’analyse n’est pas de normaliser les individus, ni de soigner une maladie imaginaire ou de faire le commerce de sa cure, mais d’éclairer la signification inconsciente des symptômes et d’offrir à l’analysant une voie privilégiée pour les entendre et les surmonter.
Abus de la profession de psychologue
Insatisfaits de cette première sentence, nos enquêteurs confectionnèrent un nouveau chef d’accusation: «abus de la profession de psychologue». Le fait qui apparemment légitima leur acte fut trouvé dans la publication de mon nominatif dans la catégorie «psychologues» de l’annuaire téléphonique. Or, à l’époque des faits contestés une telle insertion se réalisait d’une manière automatique, sans que l’intéressé ait à faire quelque demande spécifique. Et, étant donné qu’il manquait une catégorie spécifique pour les psychanalystes, mon nom fut rangé dans la catégorie des psychologues, laquelle rassemblait déjà des activités très variées.
La terreur des sectes et des gourous
Malheureusement pour mes détracteurs, les enquêtes effectuées à mon cabinet, auprès du directeur de l’Université où je tenais des cours et auprès de mes analysants ne donnèrent pas les fruits désirés. Ils parcoururent alors des voies plus improbables, démontrant la faiblesse de leur position et l’acharnement envers ma personne, en contrôlant si l’association culturelle que j’avais fondée pouvait être rangée parmi les sectes et si son président n’était pas un gourou qui «influence» ses victimes.
Ainsi, pendant plusieurs jours, deux agents cachés derrière la haie du parc situé en face de mon cabinet, surveillèrent la porte d’entrée de mon immeuble, arrêtant les personnes qui en sortaient et leur demandant si elles s’étaient rendues chez Fratini et si elles avaient connaissance du fait que celui-ci exerçait la psychanalyse illégalement. Une de ces personnes me téléphona aussitôt pour m’en avertir, ajoutant que les agents lui avaient demandé de taire leur rencontre. Le soir, alors que je rentrai mon auto dans le garage, Holmes et Watson sortirent promptement de leur cachette, me demandèrent si j’étais bien le Fratini président de telle association culturelle et prétendirent visiter mon domicile. Je demandais à revoir leurs cartes de police, mais probablement cette revendication, formulée par un simple citoyen seul au milieu d’une cour et arrêté par deux inconnus à l’attitude pas vraiment sympathique, dût leur paraître un affront. Étant donné que je mettais en doute leur parole, au lieu de sortir leurs cartes, ils préférèrent appeler à leur secours les carabiniers. Comme il est facile d’imaginer, cette manœuvre fut pour nos deux agents une tentative pour me mettre en défaut aux yeux du voisinage. Après leur avoir régulièrement présenté les documents de l’Association, je fus invité à les suivre au poste pour la rédaction d’un acte. La motivation qu’ils attribuèrent à leur enquête fut une opération de contrôle dans le domaine de la lutte contre les sectes.
En gros, cette histoire, fâcheuse mais instructive, comporta trois procès, dont le dernier à la cour d’Appel de Bologne, tous remportés par la défense. Outre son aspect carrément grotesque, elle donne toutefois à réfléchir sur la terreur des sectes religieuses éclatée ces derniers temps. Il semble effectivement qu’en certains cas ces suspects aient pris la place que l’on réservait au Moyen Âge aux sorcières et aux hérétiques. Semer ainsi l’idée qu’une personne embarrassante soit un gourou à la tête d’un groupe d’adeptes manipulés devient aujourd’hui une manœuvre particulièrement efficace pour tenter d’éliminer l’ennemi. Le soi-disant danger représenté par les sectes offre une puissante légitimation à la volonté des états d’encadrer les disciplines psy encore libres dans de nouvelles réglementations.
En France, dans le texte de l’amendement proposé il y a quelques années par le sénateur Bernard Accoyer, il est écrit que «… certaines techniques psychothérapeutiques sont un outil au service de l’infiltration sectaire» et on y recommandait d’encadrer ces disciplines pour le bien de la santé mentale des patients.
Une heureuse (mais tardive) conclusion
Je dois toutefois m’estimer heureux que mes idées n’ont pas rencontré un succès tel qu’il suscite de sérieux embarras pour quelques institutions politiques, ce qui aurait pu transformer une affaire privée en un procès contre la psychanalyse. Et aussi qu’aucun de mes analysants ne vivait un transfert négatif et ne profita de la situation pour défouler son agressivité inconsciente sur leur analyste, car j’aurais alors pu devenir la cible de nouvelles accusations, comme par exemple celle d’«abus de faiblesse» qui fut le lot de mon illustre prédécesseur Armando Verdiglione, élève de Lacan et auteur d’une élaboration originale de la pensée freudienne, dont le procès date de 1988 et a certainement été pris comme prétexte pour renforcer la volonté d’arriver à une réglementation des professions psy en Italie.
En cette occasion, Bernard Henri Levy déclara: «ceci est un procès du Moyen Âge… on confère à la science quelque chose de magique… Si j’étais un psychanalyste italien, j’aurais très peur…»