Rebelle(s) ambitionne – toute modestie mise à part ! – de redonner le goût rassasiant de la lecture intelligente et de la presse libre. La créatrice Elizabeth Czerczuk, qui se signale par une liberté rafraîchissante par les temps qui courent, vient de monter son nouveau spectacle : « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire ». Aussi est-il assez naturel pour nous d’être présents lors de la première représentation. Elizabeth Czerczuk se réclame de la radicalité. Œuvres de théâtre total, ses réalisations nous montrent la voie ardue et exaltante de la liberté. Le démantèlement des certitudes est en marche. A l’occasion de cette première, nous nous sommes interrogés sur ce que la haute exigence de liberté signifie pour l’art, pour un théâtre… et pour un journal.
La radicalité, c’est une faille sismique
Pourquoi parler de radicalité ? Est-ce qu’être rebelle c’est être radical ? Est-ce qu’être radical c’est être extrémiste ?
Être extrémiste c’est en fait assez simple ; sur un spectre d’opinion, être extrémiste c’est choisir le point le plus éloigné du centre, que ce centre soit mou ou souple, réformiste ou assoupi, englué dans un marais ou « en marche » … Être extrémiste, c’est se positionner par rapport à des idées, des expressions, des propositions faites par d’autres et qui vous permettent sans réfléchir beaucoup de préempter un petit créneau où vous allez vous installer confortablement, y prospérer bien tranquillement puisque sans exigence de remise en cause. Et ça vous dédouane de toute nouvelle adaptation ou alors juste à la marge, quand le « centre » évolue lui-même un poil.
La radicalité, quant à elle, est bien plus exigeante. Elle est interrogation, secousse, doute permanent. Comment construire un segment de marché sur une faille sismique ? On ne le peut.
Nous sommes depuis un moment déjà installés dans un conformisme de l’anticonformisme. Nous biberonnons aux modèles régressifs de la société de consommation qui nous vend ses produits en nous renvoyant une image complaisante de « rebelles ». Faux rebelles bien sûr. Aussi nous méfions-nous du terme « rebelle » dont nous nous affublons. Il n’est pas toujours facile de ne pas « se la jouer rebelle ». On peut vite glisser de la rébellion à la rebelle-attitude, on peut finir comme beaucoup dans la « rebellitude » …
Aussi ne confondons pas rébellion et pseudo-rébellion, radicalité et apparence de radicalité.
Kapoor vs Soulages
L’art lui-même n’est pas exempt de ce travers. Un exemple récent nous montre combien les biais de la société de consommation peuvent gangrener nos cerveaux déjà enfumés. Guy Debord pas mort !
Le plasticien anglais Anish Kapoor dont vous avez peut-être entendu parler est l’artiste – je cite – « classé parmi les plus chers au monde ». Constatons déjà que promotionnant ses « papiers » à l’aide d’une sémantique du boursoufflé, la presse garantit l’artiste comme cher alors qu’on devrait qualifier de chères ses créations… Quoi qu’il en soit, non content de pouvoir s’acheter un manoir anglais ou un yacht à chaque fois qu’il vend un tableau, Anish Kapoor – qui a estimé qu’il le valait bien – s’est aussi lancé dans le monopole de la chimie picturale.
Anish Kapoor a réalisé ses dernières toiles avec une peinture vraiment très noire inventée par un laboratoire anglais travaillant pour l’armée. Cette peinture noire est constituée de nanotubes de carbone qui empêchent la lumière d’être réfléchie, l’absorbant pratiquement entièrement. Une image du néant, en quelque sorte. Pas franchement du Soulages, aura-t-on donc compris.
Emballé par ce « super-noir », Anish Kapoor en a racheté la licence et possède désormais l’exclusivité des droits sur son utilisation. Il est en situation de monopole du noir, pourrait-on dire. Pour ce qui est de sa prétention au monopole du néant, il lui reste de la concurrence.
N’écoutant que sa générosité d’artiste et son amour de l’art, Anish Kapoor a même attaqué des plasticiens utilisateurs de cette peinture et… figurez-vous qu’il a gagné les procès qu’il a intentés.
La peinture gratuite, c’est bien difficile mais c’est bien plus beau que la peinture payante
L’histoire ne s’arrête pas là. Un autre plasticien britannique nommé Stuart Temple a mis sur le « marché » un noir presque aussi noir après en avoir lui-même racheté la licence d’utilisation auprès d’un autre laboratoire. Il a tout de go spécifié que
ce nouveau « super-noir » était accessible par tout représentant certifié de l’humanité, sauf Anish Kapoor. Pan dans les dents. On voit d’ici l’emballement des réseaux sociaux et de la peinturosphère…
Est-ce à dire que Stuart Temple est rebelle, ou encore mieux, radical ? Bien évidemment non. En choisissant une riposte du même tonneau que le lamentable accaparement des moyens de l’expression artistique par Anish Kapoor, Stuart Temple participe lui-même de cette starisation de l’art, de sa marchandisation.
La radicalité, c’est la remise en cause des certitudes
Comme pour Antonin Artaud, la radicalité est chez Elizabeth Czerczuk un impératif. L’opposition aux normes sociales, l’interrogation sur le monde et sur nous-même, la radicalité, ces engagements qui ont longtemps été le rôle et l’honneur des artistes sont remis en cause par des pseudo-rebelles, des pseudo-radicaux, des pseudo-artistes.
L’art contemporain est devenu un système marchand. Voici venu le temps des extrémistes pop post-warholiens comme Anish Kapoor, Jeff Koons ou autres sinistres « artiste NFT » qui n’ont de radicaux que leur amour des dollars et l’épaisseur de leur portes blindées. Ils peuvent compter sur de nouveaux promoteurs et protecteurs.
Au-delà de ce qu’apporte à tout un chacun et de ce qu’on peut penser des œuvres de certains de ces créateurs protégés et commandités par les milliardaires « Bernard Pineau », « François Arnaud » et consorts, on ne peut que constater – consternés – que l’art est une monnaie parallèle. Avec ces mécènes ayant l’œil sur la côte de leurs poulains comme sur le cours de bourse de leur holding, on est loin des Docteur Gachet, des Ambroise Vollard, des Daniel-Henry Kahnweiler.
La radicalité, c’est l’amour
Aussi avons-nous besoin de radicalité afin de nous secouer, de nous faire sortir de nos certitudes débilitantes et de notre confort mortifère.
La radicalité, c’est le volcan permanent. C’est fatiguant, c’est l’amour. Et quand on voit les efforts inouïs dépensés par les membres de la troupe du TEC, on se dit que ce n’est pas donné à tout le monde d’être radical. Alors je vais vous dire, moi qui ne suis pas radical ou du moins pas toujours, je profite de la lave dont le TEC nous abreuve pour boire lors des représentations tout mon saoul de cet élixir explosif et revigorant !
La radicalité du théâtre d’Elizabeth Czerczuk est une exigence de liberté.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire
Mise en scène et chorégraphie : Elizabeth Czerczuk – Inspiré de l’oeuvre de Tadeusz Kantor
Du 15 octobre au 10 décembre 2022 à 20h
Les jeudis : 20 et 27 octobre, 10 et 17 novembre, 1er et 8 décembre
Les samedis : 15 et 22 octobre, 12 et 19 novembre, 3 et 10 décembre
www.theatreelizabethczerczuk.fr
Tél : 01 84 83 08 80