Mon programme est d’ignorer demain et de prendre la lumière du jour à pleines mains, à plein coeur, sans trop savoir d’où elle provient ou revient, de quelle mystérieuse traversée.
Je m’efforce d’ignorer la veille et de prendre le jour nouveau comme au premier jour de toute lumière, sans trop savoir de quelle obscurité cette lumière est sortie victorieuse avant d’éclairer sans fin, de nulle part à nulle part. Quoiqu’il en soit, tout amour semble toujours en retard d’une larme ou d’un sourire.
Sommes-nous nés pour tant de douleurs accumulées ? Nés pour mourir, et non, pour, peu à peu, guérir ?
Certains soirs, au Centre Didro, à l’heure de la dynamique de groupe avec les toxicomanes accueillis, cette interrogation insistante atteignait parfois l’insoutenable. Il est vrai que je devinais que Karim (32 ans) allait mourir sous peu, et que Mojibe (34) comme Laurence (28), également… Ma sinistre énumération était ainsi un chemin de croix avec le sceau du Sida à chaque station.
Alors, ô mon amour, nous qui étions bien portants, comment osions-nous nous plaindre et ne point nous aimer à la mesure de l’amour sans trop de mesure qui palpitait en nous ?
A l’hôpital BON SECOURS, lors d’une visite au Service Sida, je me souviens avoir croisé Marie de Hennezel. J’avais échangé quelques phrases avec elle. Elle avait toujours la voix d’une endormeuse mièvre à force de forcer la douceur, et les propos lénifiants des curés de mon enfance errants en petits chefs dans les sacristies volubiles.
Dans les profondeurs du silence, je cherchais la lumière. Et je me souviens aujourd’hui encore de mes insomnies de trois heures de la nuit, à Bricquebec J’étais moine à cette époque et tout se taisait autour de moi, au-dessus de moi, au-dessous de moi. Aux quatre points cardinaux de l’agenouillé dérisoire que j’étais, je m’imaginais le centre précis d’un cercle qui n’était point d’une circonférence plus grande… et ainsi de suite jusqu’aux confins de l’espace sans temps.
J’ai relu, pour la joie, un sermon de Maître Eckhart, notamment un passage sur l’expression “à la périphérie de l’éternité” et sur les trois chemins ouverts de l’âme en Dieu. Eckhart explique : le premier chemin est « de chercher Dieu dans tout le créé avec une activité multiple, avec un désir dévorant ». Le second est une route sans choix ni guide, libre et pourtant nécessaire : il consiste à être ravi d’une façon sublime et céleste au-dessus de notre moi et de toutes choses, sans volonté ni représentation prenable. La troisième voie s’appelle CHEMIN et pourtant « on reste chez soi, il consiste à voir Dieu sans intermédiaire dans son Être propre ». Saisir et être saisi.
« Elle est retrouvée / Quoi ? L’éternité ? / C’est la mer allée / Avec le Soleil ». C’est du Rimbaud.
Dieu est bègue, ce soir. Ou alors mes oreilles n’entendent qu’un mot sur deux de Lui. Je reste par force à l’écoute de la nuit. Les étoiles sont incapables de me murmurer deux phrases qui se relaient et se tiennent debout ! L’intériorité, me disait un jour ma vieille amie Marie-Madeleine Davy « ce n’est pas un terme de catéchisme New-Age, c’est une périlleuse exploration quotidienne ».
Je revis ce dîner, au Parc-Saint-James, digne de Fellini ou de Pasolini, à Neuilly, chez « la tante Gabrielle », l’ex-femme de feu mon oncle Robert Francis ! Je passais la soirée en compagnie de mon épouse, avec Françoise Verny, Claude et Prune Santelli, et Maud Linder (l’unique fille de Max Linder) et son amante particulière Gabrielle. Vin excellent, viande tendre comme du beurre, petits plats dans les grands… Françoise Verny s’affichait comme une ivrogne incroyable. Colossale à cause de sa corpulence, prunelles globuleuses, rictus parfois vulgaire, et s’endormant en fin de repas. On l’appelait à juste titre la baleine géante de l’édition française…
Maud Linder, de son côté, était directe et avait des allures de garçonne. Claude Santelli gardait quant à lui un sympathique sourire aux lèvres et un air intelligent de Don Juan du « petit écran ». Je ne savais pas encore qu’il allait périr sous la violence assassine d’un éléphant de cirque…
Images contrastées de ma vie… Après Neuilly, c’était l’hôpital Bichat où ma femme et moi allions voir Mojibe, toujours à l’agonie. Ensuite, je visitais, seul, à La Salpêtrière, Karim qui n’était guère mieux (méningite cérébrale).
J’avais tenté de consoler et de soutenir la mère de Karim et je n’avais guère trouvé de mots réconfortants à lui offrir.
Comment descendre dans le désert secret du coeur d’une mère qui perd son fils ?
Aujourd’hui, il me reste le sentiment que toute grâce est vaine. La porte du Mystère reste close. Et je ne suis même plus sûr que l’amour l’emporte et comble l’abîme entre la force divine et les créatures limitées que nous sommes tous.
Et la mort, qu’est-ce d’autre qu’une ultime lumière qui, soudain, s’éteint ? Ce retour au Rien n’est-il qu’une apparence ? Un trompe-l’oeil ?
Je suis un chien de chasse poursuivant le sens profond de toute destinée humaine. Et ma course, dans la forêt des signes, est une inlassable répétition pour rien.
Avec mélancolie, j’ai tué Dieu devant l’église Saint-Marcel, non loin, de la Salpétrière. De toute façon, je n’ai plus d’église. Seule demeure celle du dedans de moi. Pas toujours fréquentable.
Plus personne ne croît au Prince de ce monde. Ou si peu. Sans doute, le diable s’est-il décidé à changer de nom, à trouver refuge dans le sang, innocent de préférence. Le Prince est devenu Sida ou Covid.
Charles Péguy assurait : il y a deux sortes de péchés : le péché de tendresse et celui de sécheresse. Je n’ai jamais voulu l’oublier ou faire semblant.
Certains soirs, spontanément, je rêvais de partir loin de Paris, et de voyager dans un lointain pays d’oasis et de sable. Je me faisais moine gyrovague.
Détaché de tout, il me semblait peut-être (et enfin ?) vivre librement sur cette planète.
Jour après jour, je comptais les perles de ma vie comme celle d’un chapelet, jusqu’à en devenir vieux. Plus je croyais maîtriser le temps, plus je donnais vigueur à mes rides, plus le temps m’échappait et semblait me rapprocher de la mort.
Au-delà des mots, de l’écorce des mots, derrière la peau de l’orange, au coeur du fruit, je souhaite encore que l’être essentiel soit la seule cible, que, chaque jour, archer infatigable, il reste à viser !
Mes déambulations, aux Salons du Livre, en nocturne, me hantent encore. Mais… En quelle année sommes-nous ? Au siècle dernier ? Au début du suivant ? Je ne sais plus.
Je sais que j’ai retrouvé, un soir, Jack Thieuloy et son singe Chichi et le tout jeune Pierre-Guillaume de Roux, portrait craché de son père. J’ai croisé aussi Christian Bourgois qui, curieusement, m’a reconnu et m’a serré la main comme s’il m’avait quitté la veille !
Décidément, mon « journal de bord » s’étend sur vingt ans au moins. Mes chapitres volontairement inégaux me rappellent que dans LE LANGAGE DE LA FOLIE, David Cooper va jusqu’à écrire : « Aimer d’une façon révolutionnaire signifie la violation de la violence bourgeoise sous toutes ces formes oppressives, mystificatrices. » En d’autres termes, je ne suis un alibi pour personne !