La guerre que Moscou a déclenché contre l’Ukraine est aussi une guerre de religion. Depuis 2014 et le changement démocratique en Ukraine, Vladimir Poutine a utilisé le Patriarcat de Moscou pour être le véhicule de ses idées nationalistes pro-russes et surtout anti-occidentales. Le patriarche Kirill, qui a tout d’un agent du KGB, euh, du FSB, chargé de défendre une idée forte de ce que serait la spiritualité russe, dernier rempart contre la décadence morale de l’Ouest et les spiritualités nouvelles ou étrangères, a toujours été un fervent supporter du Président Poutine. En 2012, il avait qualifié ce dernier de « miracle de Dieu ».
La colère de Poutine : annonce d’un carnage
Mais en 2019, Poutine avait vu rouge – vous me direz, il semble que Poutine ait toujours vu rouge, depuis sa belle carrière au KGB soviétique, jusqu’aux annuelles commémorations de l’anniversaire de Lénine, près de la flamme qui ne s’éteint jamais, celle du tombeau du premier despote bolchévique adossé aux murailles du Kremlin – parce que le fidèle patriarche avait échoué à maintenir l’ordre dans les rangs des orthodoxes ukrainiens et mondiaux.
Pour comprendre ce qui s’était produit à l’époque, il faut savoir qu’en Ukraine, il existe principalement – il s’agit là d’une simplification aux fins de compréhension – deux grandes Églises orthodoxes : l’Église Orthodoxe Ukrainienne – Patriarcat de Moscou, qui dépend de ce dernier, et celle qui est aujourd’hui appelée Église Orthodoxe d’Ukraine, fusion de l’Église orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev et de l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne.
En 2019, le Patriarcat œcuménique de Constantinople, qui occupe la première place, au moins de manière honorifique, dans le monde orthodoxe, décide de reconnaitre la seconde officiellement, créant immédiatement un schisme avec le Patriarcat de Moscou.
Poutine est furieux, Kirill est en difficulté, il a échoué à maintenir la suprématie de son patriarcat sur les Ukrainiens, et Vladimir y voit un échec politique presqu’aussi grave qu’un échec militaire. Le président russe prédit alors que cet échec à maintenir la suprématie de l’Église Orthodoxe Russe en Ukraine pourrait déboucher sur « un grave conflit », un « carnage ».
Mais Kirill n’abandonne pas, il multiplie les marques de soutien au pouvoir qui se durcit, et s’engage à tout faire pour soutenir Poutine dans sa reconquête de l’Ukraine perdue. Il bénit les armes des soldats, encense le Président russe, en bon soldat soviétique, et n’a de cesse de rappeler la nécessité d’une Russie forte et imperméable à la décadence occidentale.
Kirill au soutien de la guerre poutinienne
Le 24 février dernier, célébrant le jour du « défenseur de la patrie », Kirill s’adresse à Poutine pour le féliciter. Le jour-même, Poutine vient de déclencher son invasion en Ukraine. Le discours du patriarche est sans grande équivoque : « Je vous félicite cordialement à l’occasion de la Journée du défenseur de la patrie. (…) Je vous souhaite une bonne santé, la paix de l’esprit et l’aide abondante du Seigneur dans votre service élevé et responsable au peuple de Russie. (…) Nous honorons aujourd’hui l’exploit de ceux qui effectuent un service militaire responsable, gardent les frontières de leur pays natal et veillent à renforcer sa capacité de défense et sa sécurité nationale. La bravoure et le courage, le courage et la détermination, l’amour ardent pour la patrie et la disposition au sacrifice de soi – ces qualités distinguent depuis des siècles notre peuple, qui est passé par le creuset de nombreuses épreuves et y a trempé son caractère et sa force d’esprit. »
Le 27 février, en plein sermon dominical, il qualifie de « forces du mal » ceux qui tentent d’empêcher l’offensive russe en Ukraine.
Puis le 3 mars, le patriarcat envoie une lettre circulaire à tous les évêques diocésains de l’Église orthodoxe russe contenant le texte approuvé par le patriarche Kirill de Moscou pour l’utilisation liturgique de la prière pour la lecture des litanies spéciales lors de la Divine Liturgie. La prière envoyée par Kirill est explicite : « Mais aux langues étrangères, qui cherchent à combattre et à lutter contre la Sainte Russie, interdisez-les, et renversez leurs plans. Par ta grâce, guide les détenteurs du pouvoir vers le bien, affermis les soldats dans tes commandements, ramène les sans-abris dans leurs foyers, nourris les affamés, fortifie et guérit ceux qui sont affligés et qui souffrent, donne-leur l’espoir et le réconfort dans leur détresse et leur douleur, accorde le pardon des péchés et un repos béni à ceux qui ont été tués au combat. »
Kirill lâché par les siens ?
Toutes ces expressions de servitude à l’égard du pouvoir dictatorial poutinien ont fini par gêner. En Ukraine, bien sûr, pour commencer, puisque l’Église Orthodoxe Ukrainienne – Patriarcat de Moscou, pourtant historiquement pro-russe, a fini par désavouer son chef suprême Kirill. Dès le 24 février, le primat Onuphre (chef de l’Église orthodoxe ukrainienne russe) déclare qu’il faut « défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine » et faire « cesser immédiatement cette guerre fratricide », comparant l’offensive russe à « la répétition du péché de Caïn ». Face à l’absence de réponse adéquate de Kirill, 223 prêtres de cette Église ukrainienne affiliée à Moscou écrivent une lettre ouverte dans laquelle ils annoncent « ne plus commémorer le patriarche de Moscou pendant les offices ». C’est un schisme inédit.
Aujourd’hui c’est le métropolite Jean de Doubna, chef des Églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale, traditionnellement dépendant du patriarcat de Moscou, qui prend position : il déclare sa solidarité « avec l’ensemble du peuple ukrainien et des églises orthodoxes ukrainiennes » et qualifie l’offensive « d’infâme guerre fratricide ».
Une guerre sainte
Le 24 février, en entamant son invasion meurtrière de l’Ukraine, le président Poutine avait déclaré à l’agence de presse Interfax « Personne ne pourra détruire les valeurs traditionnelles russes et les remplacer par des attitudes qui corroderaient le peuple russe de l’intérieur. » Et le même jour dans un message vidéo adressé au peuple russe : « Jusqu’à récemment, il y en a qui ont tenté de détruire nos valeurs traditionnelles et de nous imposer leurs pseudo-valeurs, qui corroderaient notre peuple de l’intérieur, ces attitudes qu’ils plantent déjà agressivement dans leurs pays et qui conduisent directement à la dégradation et à la dégénérescence, puisqu’elles contredisent la nature même de l’homme. »
La messe est dite, c’est bien une guerre sainte, contre les infidèles de l’Ouest et leur spiritualité décadente, pour la grande Russie et ses valeurs orthodoxes Russes, une sainte alliance du nationalisme russe et de l’Église de Moscou, pour rétablir l’empire soviétique, que Poutine ne différencie pas de celui des Czars, ni de celui de l’ancienne Rus’, qui incluait l’Ukraine et la Biélorussie en son sein il y a quelques siècles.
La guerre, c’est sale
Finalement, je pose une question désagréable et peut-être provocatrice : quelle serait la différence entre un prêtre orthodoxe russe qui bénirait les armes de destruction massive et les soldats chargés d’aller porter le fer en envahissant dans le feu et le sang l’Ukraine, et un imam du Moyen-Orient qui ferait de même avec les armes des moudjahidin destinées à abattre de l’infidèle américain et européen ?
Finalement, Poutine, Kirill et leurs acolytes sont en guerre pour aller buter de l’infidèle, et rétablir le royaume du Christ sur Terre*. Un Christ qui ne ressemble pas à celui de la majorité des chrétiens du monde, et qui doit se retourner dans sa tombe, ou au ciel, ou dans le cœur des hommes.
La guerre, c’est sale. La guerre sainte, c’est à vomir.
* Pourtant, ne vous y trompez pas, il y a fort à parier que Vladimir Poutine se fout de Dieu comme de sa première communion… Allez savoir.