Tout a commencé dans un bouge ivre de bruits de passage. Jean-Louis Aubert venait de proposer à son vaste public un nouvel album, inattendu !
Bertrand Pavlik : J’ai l’impression que ce double album est encore plus personnel que les autres !
Jean-Louis Aubert : J’ai envie de dire l’indicible, pour que ça plaise plus. C’est d’ailleurs peut-être ce côté qui a donné le Rock. Ce désir fou de raconter un chemin de vie.
B. P. : Si on regarde l’ensemble de ton parcours, tous tes albums, de groupe ou de solo, on retrouve toujours ta confrontation avec la mort. L’idée d’un cheminement quasi initiatique. Tout est voyage en fait. Y compris l’influence récente de Michel Houellebecq.
Jean-Louis Aubert : C’est le filigrane des chansons de TÉLÉPHONE, je pense. Je chante l’envie de vivre sa vie, de la traverser de manière personnelle et toujours un peu risquée, et d’obéir plus à des appels intérieurs qu’à des appels sociaux. Mon dernier album est exploration. Exploration d’un territoire fermé parce que intérieur. J’ai sans doute voulu souligner que j’étais toujours d’accord avec moi-même ce que je trouve un très bon signe (rire).
B. P. : En maçonnerie, on retrouve cette notion de mort, de transformation par son intermédiaire. C’est très prégnant mais jamais de manière négative…
Jean-Louis Aubert : C’est ça. Tu dois disparaître pour voir le monde tel qu’il est parce que, souvent, c’est le miroir de ton regard qui est tellement important. Il y a un mot qu’on pose en général, dans nos sociétés occidentales qui sont assez égoïstes, le mot « ego ». Pourtant, ça n’est pas le bon mot. Avoir de l’ego en Occident veut dire : vouloir réussir ou avoir du pouvoir. Or, tout le monde a une espèce d’inconscience de lui-même, et c’est ça qu’on pourrait appeler l’égo. Autant dire que tout le temps tu ne vois dans la vie que ce que tu cherches. Ainsi, si tu attends un enfant, tu ne vas voir que des landaus ou la gestion de la blanchisserie ! Pour toi, il n’y a alors plus personne dans la rue, il y a du vent et ce vent est dans ta tête !
B. P. : (rires)
Jean-Louis Aubert : On s’approche alors de ce que certains appellent prière, d’autres méditation. C’est un peu cela cette mort à soi-même afin d’être complètement dans le présent. Évidemment, ce « soi-même » est soit dépendant des regrets du passé : « j’aurais dû, elle aurait dû, il aurait dû »… soit, c’est le passé. Ou alors qu’est-ce qui va se passer, comment ça va être, etc. Toujours est-il que peut-être vas-tu même passer à côté d’un petit diamant qui est dans le caniveau en te disant qu’est-ce que je vais faire demain pour manger !
B. P. : Tu rigoles ! Tu sais bien que j’ai trouvé quant à moi une bague avec un diamant dans le caniveau.
Jean-Louis Aubert : Toujours est-il que la prière comme la méditation aboutit à une forme de mort, la mort du corps. Je pense que depuis toujours, cette mort-là éclaire ma vie. Ainsi, avant d’avoir mon fils, je montais tout le temps sur scène en me disant, « tant pis si je meurs ce soir, si ça peut rendre le concert de ce soir meilleur ! » De toute façon, la mort qui vous habite donne de l’importance à ce qu’on fait ! Pour moi, c’est plutôt une lumière ajoutée. Non pas de me persuader que je n’ai pas peur de la maladie et des suites qui s’en suivent quand la peau devient dégueulasse, comme une poubelle ou une charogne.
B. P. : Comme de perdre ses cheveux.
Jean-Louis Aubert : On retrouve cette idée dans « le jour s’est levé ». Le gars, dans « Le jour s’est levé » se dit qu’il a rêvé qu’il pourrait ce soir et sa journée s’en est trouvée complètement différente ! Dans la même ambiance, quand j’ai perdu mon père, je me suis mis à écrire des chansons comme si je faisais le deuil en les écrivant. J’écrivais au moins trois chansons par jour ! Le sentiment de la perte rendait alors mon écriture essentielle. Il n’y avait plus d’égo, justement, plus de questions répétitives du type « est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est pas bien ? ». Il n’y avait plus du tout cette question. Et j’ai constaté que l’idée de la mort peut rendre les choses ainsi. Et si tu devais mourir tu penserais quoi ? Moi, j’irais prendre l’air, j’irais voir mon meilleur ami, ma mère, mon amoureuse.
B. P. : Quand j’ai écouté le premier disque « Refuge », c’est un peu l’idée que j’avais. Je me suis confronté à la sensation d’un retour de voyage. D’ailleurs, ta première chanson – si j’ai bien compris – est une chanson que tu as écrite il y a très longtemps, en t’interrogeant : « qui suis-je, Jean-Louis ? »
J.-L. A. : Oui, c’est l’effet miroir. Alzheimer est curieux. Les « Alzheimer » sont eux-mêmes, ils n’ont aucun doute sur leur existence et leur personnalité. Ils sont eux-mêmes, sauf qu’ils ne se souviennent de rien, ni même de leurs enfants, de leurs parents, ni même où ils habitent. Et nous avons tous quelqu’un de ce type de personnalité, on l’a tous à l’intérieur. Ce sentiment étrange est un petit trou de souris vers l’éternité. Je pense que si l’on arrivait à comprendre réellement ce que l’on est au fond, on se verrait un peu immortel. Ça peut être un concours de circonstances. Après tout, on est peut-être que des concours de circonstances comme un arbre qui pousse dans la forêt.
B. P. : J’ai dû ré-écouter deux à trois fois tes deux derniers disques avant de m’imprégner de ton dernier album… Je trouve que la musique se suffirait à elle-même. Mais, en plus, ce qui fait ta richesse, ce sont les paroles. Je trouve que tu es vraiment un excellent parolier, même un poète. Mais, à chaque fois, en lisant à part les paroles et la musique, je voyage. Et avec les deux ! C’est encore plus magique ! Dans « Refuge » j’ai eu le sentiment effectivement, que tu revenais de voyage. D’ailleurs tu emploies souvent ce mot AMOUR. Il y a même à un moment – je ne sais pas si c’est volontaire – une référence au philosophe Lévinas, au visage de l’autre et à l’altérité.
Jean-Louis Aubert : En effet, on n’existe pas sur la Terre sans les autres. Robinson Crusoé a quand même un Vendredi ! B. P. : Heureusement, il aurait été un peu seul ! J.-L. A. : C’est ainsi que, curieusement, je m’interroge toujours sur la phrase de Jésus-Christ « Aime ton prochain comme toi-même ». Je me demande si c’est un ordre ou une invitation. Un voeu ?
B. P. : un voeu pieux ! Et puis, j’ai l’impression qu’on aime son prochain comme on s’aime soi-même et que les gens qui ne s’aiment pas, ou alors les gens qui font gaffe à leurs habits, font attention aux habits des autres, font attention à leur bagnole et font attention aux bagnoles des. autres. Ils aimeraient bien être riches et ils font attention aux riches.
Jean-Louis Aubert : Les gens qui sont bienveillants reçoivent beaucoup de bienveillance. Et, à la limite, je crois que c’est le Dalaï-Lama qui l’a dit. Et j’ai entendu pas mal de gens réputés presque saints préciser : « je ne le fais pas pour les autres, je le fais pour moi ». (rires)
B. P. : Je pense qu’ils s’aimaient beaucoup !
Jean-Louis Aubert : Je crie surtout que faire du bien, ça fait du bien ! C’est assez con de le dire, mais on ne le sait pas assez ! Ça peut être sacrificiel. Un exemple : hier, je vois passer une dame dans la rue. Puis il y a une personne proche qui nous a dit : « bon, vous vous en occupez ! ». Je l’ai raccompagnée chez elle, mais ça m’a fait chier, et que ça me fasse chier… m’a fait du bien ! La dame m’a dit « Vous êtes chanteur ! » et a ajouté « je ne suis pas musicienne ». Pour me marrer, je lui ai répondu : « je ne suis pas musicien non plus ». Elle avait l’air dépressive et elle avait l’arcade ouverte. Elle voulait absolument me donner 10 € ! Et je lui ai dit : « mais non, ne me donnez pas 10 €, je suis riche, j’ai pas besoin ! ». Elle m’a regardé et m’a dit « chanteur et riche, ça m’étonnerait ! ». Pour abréger, j’ai pris les 10 €, je me suis dit : « Tant pis ! Je les donnerai au clochard que l’on a croisé tout à l’heure. » Parvenu au feu rouge, je me suis souvenu de ce billet de 10 € que je n’avais pas à avoir. Je l’ai donné à cette fille aux pieds nus. J’ai compris alors que c’était pour elle un métier scénique, et que son métier, précisément, c’était d’avoir froid aux pieds !
B. P. : c’est un métier comme un autre !
Jean-Louis Aubert : Je me souviens du père d’un de mes meilleurs copains qui était Grand Maître dans une obédience maçonnique et qui m’offrit un bouquin d’Ouspensky qui lui rappelait son voyage avec Gurdjieff. Quoiqu’il en soit, pour rester dans l’ésotérisme « complexe », je pense, en fait, que tout vient d’un même arbre, et que ce qu’on appelle religion est censé revenir au terme de relier. Oui, quelquefois il s’agit de relier les gens ensemble, parfois c’est culturel et social. Mais la question est de savoir si ça relie à Dieu ? De toute façon, ça peut servir socialement, comme on le voit avec l’Islam. Là, c’est vraiment très très social. On avance des règles de vie pour la société et de la société. Dans certains pays, ça prend le pas sur la politique et sur la démocratie. Je pense d’ailleurs que partout, il s’agit de personnes qui sont rentrées en elles-mêmes pour méditer, qui ont eu des initiations avec d’autres, qui ont rencontré d’autres ayant davantage de pratique… Parce que je pense que c’est une pratique « intérieure » qui entraîne des changements à l’extérieur ! De la même manière, d’une façon plus « occidentale », je peux dire : tu vas très bien, tu peux aller voir un psy, et ça va changer ta vision intérieure qui va transformer tes pratiques extérieures et quelquefois pour le mieux ! Dans ces trucs-là, on peut atteindre des niveaux un peu magiques parfois ! Il faut bien reconnaître, parce que c’est vrai, si j’étais arrivé au dix-huitième siècle avec un vélo, et que j’avais dit « je viens du paradis et je vous ramène cet engin, les mecs… »
B. P. : Ils seraient tous à vélo !
Jean-Louis Aubert : Surtout si j’avais dit à n’importe qui dans l’assemblée, « essayez, vous allez voir, c’est bien ! ». Elle m’aurait pris vraiment pour un idiot de rouler sur deux roues si fines. Cette histoire n’est pas de moi, c’est une histoire cocasse d’un yogi que j’ai lu cette nuit. De plus, on sait très bien qu’il y a des méditants qui se font analyser par la Science et tu remarques plein de bouquins scientifiques de ce type en librairie en ce moment ! On doit être initié au symbole de la caverne dont il faut sortir. On doit pratiquer, surtout pratiquer, tout cela n’est pas un voyage d’affaires !
B. P. : Bien sûr.
Jean-Louis Aubert : Parce que sinon, ça ne marche pas. Un musicien, c’est pareil : pour bien jouer, il faut qu’il stoppe un peu son esprit de conquête et qu’il écoute avant tout ce qui se passe autour de lui et aussi qu’il s’entende avec les autres. Mais les grands orchestres ressemblent beaucoup plus à des armées que les groupes de Rock. C’est toujours une entente et une écoute. C’est ça qui fait une force et qui permet de jouer ensemble.
B. P. : Pour ton spectacle, tu ne joues pas tout seul puisque tu joues avec toi-même, puisque tu te sers de tes hologrammes. Symboliquement, ça en dit long !
Jean-Louis Aubert : Pourtant, je citerai volontiers Schopenhauer qui avait l’air de dire : « demande à n’importe quel artiste pourquoi il a fait quelque chose, il va inventer une histoire ». À propos des hologrammes dont je me sers depuis 1991, c’est à un moment où j’étais complètement perdu dans mes recherches, qu’un mec s’est approché de moi, il avait une bonne gueule et il m’a dit : « Je suis ingénieur ». C’était donc une opportunité attrapée au vol. D’où les hologrammes… Les grandes idées, les grandes histoires viennent de la rencontre de hasards, comme ça, en effet !
B. P. : Tout est ainsi quelque peu « initiatique » comme dans les bouquins de Paulo Coelho.
Jean-Louis Aubert : Son premier titre était vraiment une reproduction d’un conte soufi ! Il illustrait la phrase : ce que tu cherches au bout du monde est en bas de chez toi. En effet, comme tu aimes à le dire, on peut s’interroger sur la prédestination. Ce que l’on semble se dire de plus en plus aujourd’hui, c’est que le vide apparent n’est pas vide. Le vide est chargé de forces qui vont additionner d’autres forces, et cela aboutira jusqu’à notre certitude d’exister. Finalement disons que l’on est tous fait des mêmes éléments : cette voiture, cette table de bistrot, toi et moi. Ce qui crée la différence, c’est la distance qu’on met entre eux. Donc, c’est plutôt la force qui dirigerait plutôt que les particules ! Or, dans un monde matérialiste, on est davantage sur des particules.
INTERVIEW EXCLUSIVE DE BERTRAND PAVLIK
La chanson Refuge :