J’ai rendez-vous avec Alexandro Jodorowsky et Pascale Montandon-Jodorowsky à leur domicile parisien. En bas de l’immeuble, à l’heure prévue, j’essaie le dictaphone de mon téléphone mobile. Il ne marche pas. On vous a déjà dit qu’à Rebelle(s) nous n’étions pas journalistes, mais à ce point, nous ne le savions pas nous-mêmes. Je décide donc de me rabattre sur la fonction vidéo du téléphone avec l’enregistrement du son, en espérant que la batterie chargée à bloc tiendra les deux heures que le couple d’artistes m’a généreusement accordées. Accueilli au salon-bibliothèque avec un café et des macarons, j’installe mon fourbi sur la minuscule table de plexi transparent qu’on a glissée devant mon fauteuil. Le chat de la maison, un chartreux gris et doux, s’installe en posant ses fesses sur le téléphone. En préambule, Alexandro Jodorowsky précise que s’il a volontiers accepté l’interview, c’est que « vous appartenez à cette société un peu initiatique, et donc qui fait du bien au monde » ; qu’il a compris que chez Rebelle(s) nous sommes intéressés par la spiritualité, l’ésotérisme, les questionnements existentiels ; nous pouvons ainsi faire partager sa pensée à nos lecteurs. Tout en attaquant la conversation, je dégage avec le doigt le téléphone de dessous le postérieur félin et lui trouve une petite place tout au bord de la table. Le chat lèche maintenant tranquillement les macarons. Je ne savais pas ce matin que j’allais partager des macarons avec le chat des Jodorowsky.
Deux heures ont passé en complicité souriante. Ces gens charmants auront ouvert leurs cœurs et partagé leurs réflexions sur le monde, ce dont je leur suis infiniment reconnaissant. Rentré chez moi, je constate que de la vidéo de deux heures, il ne reste que deux secondes de flou où l’on aperçoit le bonsaï qui prend la lumière devant la fenêtre, les pantoufles noires de Jodorowsky, chacune ornée d’une couronne dorée… et la queue du chat – qui passait par là. Qu’à cela ne tienne, j’ai aussi pris des notes. Je m’attelle à la rédaction avec l’aide de celles-ci et la mémoire de ce qui me tient lieu de cerveau.
Rebelle(s) – Vous avez souvent dit que le monde distille la peur dans les médias, dans la sphère politique, chez les gens de pouvoir de tous poils. Vous-même, Alexandro Jodorowsky, avez-vous peur ?
Alexandro Jodorowsky – Je n’ai pas peur. Nous ne devons pas avoir peur. Parce que la peur la plus grande, c’est la peur de la vie. Le plus précieux, c’est la vie, au sens de la vie qui existe en ce moment, et qui n’a pas de limites. Il y a le désir de vivre le plus possible pour la joie d’être ici. Avoir peur, c’est nier la vie.
Ce qui compte, c’est le développement de la conscience. La conscience de soi-même et la conscience des autres. Pas de vie si on n’est pas au service de la collectivité. Apprendre à vivre, c’est apprendre à mourir. Or, comment peut-on avoir peur devant l’immensité de l’univers ? On part de cette pièce, on embrasse ensuite la ville tout entière, le pays, le continent, la Terre, le système solaire, la galaxie, on arrive à la vacuité, puis on traverse la vacuité. On arrive au mystère intérieur. Moi, je ne suis rien là-dedans – et en même temps je suis tout.
Je viens de lire un texte fondamental de la spiritualité indienne traduit par René Daumal, les « Upaniṣads » (ou « Approches » à caractère spéculatif qui ont pour matière la métaphysique), où revient sans cesse la notion de « Aum ». Cette notion, on la retrouve dans l’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme. C’est la vibration vitale, le son primordial à partir duquel tout est advenu, tout est devenu. Elle recouvre ce qui nait, ce qui vit et ce qui meurt. Passé, présent et futur à la fois. Une totalité. Apprendre à mourir, c’est donc découvrir la totalité. Et ne plus avoir peur.
Rebelle(s) – À quel âge apprend-on à mourir. À quel âge avez-vous cessé d’avoir peur ?
Alexandro Jodorowsky – À partir de 90 ans. J’en ai aujourd’hui 92 et demi. Alexandro insiste sur le « et demi » ; il y tient. Il faut être un vieillard pour ne plus avoir peur, du moins est-ce plus facile de ne plus avoir peur. Là commence la véritable rencontre avec soi-même. On sent que ça peut arriver demain, d’un instant à l’autre. Il faut cela pour ressentir l’urgence.
Mais ne vous méprenez pas. Je ne veux pas mourir pour autant. Je veux vivre, longtemps, très longtemps. Je veux rester au côté de ma femme le plus possible. J’ai connu ma femme à l’âge de 76 ans. Elle en a 43 de moins que moi. Le temps ne compte pas, mais en même temps celui-ci compte pour vous. Celui qui est devenu un grand mystique du bouddhisme zen s’est intéressé à cette pensée à 60 ans. Il fut illuminé à 80, puis l’a enseigné jusqu’à 120 ans. Les ongles, les cheveux continuent de pousser, de vivre jusqu’à 150 ans. Pourquoi pas le reste du corps ? Pourquoi pas moi ?! (rires)
Rebelle(s) – Toutes les religions ne vont-elles pas dans le même sens, celui de la connaissance de l’invisible, qui permet de ne plus avoir peur ou du moins confère à la recherche une manière d’apaisement ? N’arrivent-elles pas à la même conclusion ?
Alexandro Jodorowsky – Je distingue la pensée religieuse et la religion elle-même. La pensée religieuse, je l’appelle mysticisme. La religion, quant à elle et quelle qu’elle soit, est limitée. Je l’appelle « la Grande Limite ». Les religions arrivent toutes à la conception d’un dieu. C’est un conte de fée.
Jodorowsky me désigne d’un geste large la bibliothèque qui court sur tous les murs de l’appartement : La bibliothèque est une congrégation de mots. Voilà la collection des pensées les plus belles que j’ai pu trouver. Ce sont mes choix. J’étudie depuis très longtemps de nombreuses pensées religieuses et leurs traditions ésotériques : le soufisme, le bouddhisme zen, le Tao, le christianisme, la Kabbale, l’hindouisme, les sociétés secrètes… Toutes passionnantes, les religions sont cependant d’abord des échelles, des chemins. Or l’échelle n’est pas le but.
Rebelle(s) – Etes-vous plus curieux aujourd’hui que quand vous étiez jeune ?
Alexandro Jodorowsky – Non, je n’ai plus de curiosité car je suis arrivé à un état où je n’ai pas besoin de cette curiosité. J’ai accepté ma disparition. Disparition de quoi, d’ailleurs ? On est une forme d’illusion.
Avoir peur de quoi ? En ce moment, on parle de la grande peur du COVID 19, de la pandémie. Mais si on réfléchit, pourquoi avoir peur d’une forme d’illusion ? Je m’explique. Comment nous nous voyons est une illusion. Moi, par exemple, je ne reconnais pas mon visage. On ne se connait pas. Mon visage est une fenêtre ouverte vers l’intérieur. Il est en quelque sorte imaginaire. Par contre, ce que je suis n’est pas une illusion. Je suis bien conscient de ce que je suis, mais la façon dont nous nous voyons – ce que nous percevons de nous-même – est une illusion. Pourquoi voir mon nez comme ci ou comme ça ? Pourquoi voir la pandémie comme une réalité ? Serait-elle plus réelle que moi ? Si tout est illusion, il faut vivre les illusions les plus belles. Ce que tu n’aimes pas n’est pas à toi. Ce que tu aimes est à toi. Tout est solutionné quand on dit « oui » et qu’on se rend à ce qui est. On se rend à l’inconnaissance, on s’accepte. On sera ce qu’on sera ; de quoi me préoccuper ? On s’accepte soi-même et on accepte aussi les autres.
Qu’est-ce qu’un homme sage ? C’est quelqu’un qui apprend de tous, et de tout, les plantes, les chats. Chacun a une mémoire personnelle. La mienne est douloureuse. Enfant, j’ai abandonné dès l’âge de quatre ans l’illusion d’avoir été aimé. J’ai compris que je n’étais pas désiré, ni par mon père – commerçant sans culture, un homme normal – ni par ma mère. Il n’y a pas d’aspirine spirituelle. Alors je suis passé à autre chose. Au souffle du bouddhisme zen, à la Kabbale juive, puis à l’ésotérisme. J’ai tout étudié. La seule chose qui m’ait manqué, c’est la mathématique. Pas la numérologie, mais la mathématique.
Rebelle(s) – Quand vous parlez de la vie, considérez-vous la vie organique ou bien toute matière, même inanimée ?
Alexandro Jodorowsky – Même les pierres participent de la vie, tout est vie. Il faut considérer, englober tout, l’Univers entier. La totalité.
Rebelle(s) – Toute peur est-elle négative ?
Alexandro Jodorowsky – La peur collective est positive et nécessaire. Le seul moyen de changer le comportement de l’humanité, c’est la peur de la disparition. C’est formidable, cette pandémie. Le COVID 19 est utile en cela que non seulement il fait prendre conscience de sa propre finitude à l’humanité, mais également de ce qu’elle fait de désastreux au monde, aux arbres, aux autres êtres vivants. L’industrie apporte beaucoup de choses positives mais elle détruit aussi la forêt amazonienne. La planète ne peut pas tout accepter, tout digérer. Qui dit que la planète Mars, toute désertique, n’a pas connu le même type de malheur ? La vie a des lois. Nous ne les connaissons pas encore à l’échelle de l’Univers. Une partie de l’humanité se comporte comme un virus, en pire. L’industrie est la manifestation du virus. La civilisation humaine est malade.
Vous et moi produisons des anticorps contre les virus, mais heureusement il y a des hommes qui sont eux-mêmes des anticorps : les Justes. A Sodome, Loth fut le seul Juste. « N’y a-t-il pas un homme droit parmi vous ? ». Y en eut-il un de plus – pas cent, mais seulement un – que Sodome eut été épargné par la colère divine. Il n’y en eut pas d’autre, Loth fut sauvé et Sodome et Gomorrhe furent détruites.
Comment être un Juste ? En connaissant mes propres qualités. Comment connaître mes qualités ? En connaissant mes limites. Je ne peux pas voir un être humain sans voir un animal en évolution. Nous sommes les plus développés des êtres vivants, mais seulement un d’entre eux. Jodorowsky me cite alors un conte chinois. Des guerriers combattent un dragon puissant et terrifiant. Un des guerriers comprend que malgré sa maîtrise des armes et sa bravoure, il est trop faible pour terrasser le dragon. Il prend conscience que celui-ci est invincible. Il se laisse alors avaler par le dragon et ainsi au cœur du monstre, il lui détruit l’estomac et le tue. Le guerrier a reconnu ses propres limites, a su évoluer et ce faisant, vaincre.
Il faut des crises pour que l’humanité évolue. En cela qu’elle s’améliore. Donc je n’ai pas peur des crises, pandémie comprise. Avec des crises comme celle-ci, des mutations sont en route. Les enfants sont des mutants. On arrivera de toute façon soit à une mutation de l’espèce humaine, soit à son élimination. Je n’ai peur ni de l’une ni de l’autre. Toutes deux sont positives. Plus d’humains ? Il restera de la vie sous une autre forme.
Rebelle(s) – Vous êtes optimiste ?
Alexandro Jodorowsky – J’ai eu la chance d’être terriblement pessimiste. J’ai grandi dans le néant, grâce à mon père, communiste qui était dans la négativité absolue : « Il n’y a pas de dieu, il n’y a rien, tu pourriras ». J’ai vécu sans illusion. Il faut beaucoup de courage.
Rebelle(s) – Dès l’enfance, vous étiez un mutant ! Vous avez tenu le coup. Vous êtes-vous aperçu de votre « anormalité », rejeté par les autres, replié dans votre refuge intérieur ?
Alexandro Jodorowsky – J’ai tenu le coup ! (rires) Juif, petit-fils de migrants réchappés des pogroms en Russie. Et ma mère ne voulait pas avoir d’autre enfant qu’une fille. C’était ma sœur aînée. A Tocopilla, le petit village où je suis né, ce fut rude mais aussi après, à Santiago-du-Chili. Dans le quartier où se trouvait le magasin de mon père vivaient des ivrognes et des bandits. Je volais le revolver de mon père afin de me défendre quand je sortais le soir pour aller voir mes amis. Je suis passé par ça… je suis passé par ça.
Je me suis sauvé parce j’ai commencé à écrire des poèmes. Vous me comprenez puisque vous êtes poète. La poésie, c’est le sommet de la pensée humaine. Mais plus profonde est la poésie, moins de lecteur elle a. Personne ne veut la publier. Ce qui se vend le moins, c’est la poésie, et le théâtre. Le poète écrit presque pour lui seul, et après il est attaqué par les autres poètes. C’est pourquoi j’aime René Daumal, comme vous.
Rebelle(s) – Comment aidez-vous les autres à se sentir mieux avec eux-mêmes, peut-être à ne plus avoir peur ?
Alexandro Jodorowsky – Me renseignant il y a quelques années sur les réseaux sociaux, j’ai appris que les plus populaires étaient dans l’ordre Facebook, puis Twitter. Il y a dix ans, je me suis donc mis à y écrire tous les jours. Au début, les trolls m’attaquaient en grand nombre en déversant des choses sales et stupides. J’ai persisté en expliquant inlassablement que ma contribution n’était pas pour le pouvoir, pas pour l’égo, mais pour le développement de l’être humain. Sur Instagram, je n’ai que 200 000 suiveurs. Par contre, je compte maintenant six millions de suiveurs sur Facebook. J’y rédige « Les évangiles pour guérir ». C’est une autre exégèse des écritures sacrées. Je développe ce qui s’apparente à de la psychologie transpersonnelle (1). Je cherche les illusions les plus belles. Du Moi à Toi, ensuite au Vous, puis au Nous, enfin au Ça.
L’humilité, c’est aussi reconnaître ses valeurs, ses forces. Une personne humble qui se reconnait de l’humilité n’est pas humble. L’humilité, c’est se connaître, en silence.
Rebelle(s) – Cela revient-il à considérer qu’humilité et lucidité vont de pair ?
Alexandro Jodorowsky – Si !! Le cerveau est un puissant créateur de réalité. Mais c’est aussi le cerveau qui nous enlève l’aura. Pour la retrouver, il faut appréhender au-delà du cerveau, au-delà de soi. La conscience est infinie. Il faut développer sa conscience. Non en analysant, mais en percevant. Analyser sépare, percevoir rassemble.
Rebelle(s) – Comme la Matière Noire, matière hypothétique constituant plus de 90% de l’Univers et faisant sa cohérence, dont l’existence est avérée par les calculs cosmologiques mais qui est invisible, inconnaissable ?
Alexandro Jodorowsky – L’analogie est juste. On peut développer cette conscience à l’infini. Créer de la poésie, c’est développer la conscience. Le poète est le créateur primordial et ultime. Il est le plus essentiel. Nous avons évoqué René Daumal, le grand poète, qui a tant compté dans ma vie. Comme je n’avais pas pu m’entendre avec la famille sur les droits pour réaliser un film d’après son livre Le Mont Analogue, j’ai donc écrit et filmé La montagne sacrée, en m’inspirant de Daumal mais à ma sauce. L’idée est qu’on va trouver la connaissance sur la montagne. J’ai aimé le surréalisme…
Rebelle(s) – Après un temps de séduction réciproque, Daumal n’a-t-il pas envoyé promener André Breton et sa chapelle surréaliste, comme vous l’avez-vous-même fait trois décennies plus tard avec la complicité de Topor et Arrabal ?
Alexandro Jodorowsky – Oui, bien sûr. Je me souviens des réunions avec Breton qui disait que le surréalisme était arrivé à l’extrême de ses possibilités, ne voulait pas entrer dans le mysticisme. Comme Jung qui ne voulait pas aller au-delà de la synchronicité, ne souhaitait plus évoluer car cela l’aurait amené au-delà de son acceptation du monde, de la conscience de lui-même qui était un scientifique. Pour faire court, il ne voulait pas aller au-delà de la médecine. Je pense qu’il faut muter. Les jeunes, c’est le commencement de la grande mutation qui vient.
En créant, on mute. Je ne peux pour l’instant pas aller jusqu’au troisième film, après La Danse de la réalité puis Poésie sans fin. J’ai économisé pendant 20 ans afin de les financer et trouver des partenaires. J’ai le projet du suivant, ce sera « Le Voyage essentiel » dans lequel je raconte mon compagnonnage avec le surréalisme. Malheureusement, même pour un petit coût de production de 3 à 4 millions de dollars – ce qui est ridicule comparé à un budget à Hollywood – je ne trouve pas le financement (moue d’Alexandro – fataliste ? Probablement pas. Plutôt dépité, momentanément…)
Rebelle(s) – Dans votre livre Psychomagie (2), vous donnez des recettes assez simples aux personnes qui viennent vous consulter, des sortes de catharsis.
Alexandro Jodorowsky – Oui, par exemple une dame vient me voir pour un mal-être lancinant. Je lui recommande de faire du cheval, et de s’enduire de la sueur de l’animal après la promenade, en reconnaissant que ce n’est peut-être pas facile de trouver un cheval. Elle me répond que non, qu’elle dirige un centre d’équitation… Elle a guéri. La thérapie de psychomagie est gratis. C’est pour le bien des autres que je le fais. La bande dessinée est mon art commercial, grâce auquel je gagne ma vie.
Aujourd’hui, dans la continuation de la « psychomagie », j’arrive au « psychotrans ». Une façon d’accepter en soi les archétypes qui vous possèdent. Jung, lui, a créé des archétypes. Le vaudou d’Haïti utilise des archétypes. Les adeptes du vaudou, quand ils sont en transe, sont possédés par des archétypes.
Rebelle(s) – Des archétypes, comme dans le tarot ?
Alexandro Jodorowsky – Oui, le psychotrans est parti du tarot. Les archétypes sont très utiles. Psychotrans a pour objet d’aider à rechercher en soi les archétypes, contrairement à Jung ou au vaudou qui les cherchent à l’extérieur. Pour le tarot, j’ai une école gratuite sur Facebook et Twitter, avec 740 000 élèves en ce moment, et ça monte ! Je suis actuellement dans les arcanes mineurs. Je le fais pour libérer la conscience collective. On cherche à l’extérieur ce qui se trouve en fait à l’intérieur.
Rebelle(s) – Vous semblez rejoindre en cela les présocratiques.
Alexandro Jodorowsky – Oui. Tout est « un ». « Connais-toi toi-même ». « Rien de plus ». « Tout est dans tout ». Unité et multiplicité vont ensemble. Voilà ce que je peux reprendre totalement, faire mien. C’est ce que je fais avec mon épouse Pascale, avec notre création de l’égrégore « pascALExandro ». On a besoin de l’égo. On n’élimine pas l’égo, on le dompte.
Rebelle(s) – Compte tenu de votre âge, êtes-vous pressé de transmettre vos leçons de tarot, votre savoir ?
Alexandro Jodorowsky – Non, j’y vais pas à pas, le plus complètement possible, pour que les personnes intéressées soient bien formées. Si je meurs avant d’avoir fini, tant pis. Mais je ne vais pas mourir maintenant. Je vais terminer tout ça dans les mille prochaines années, si nécessaire. Il n’y a pas d’urgence, mais du plaisir.
Rebelle(s) – Le fait d’avoir des enfants aide-t-il à mieux maîtriser son égo ?
Alexandro Jodorowsky – Non, pas vraiment. La famille est à la fois un trésor et un piège. Il faut s’en libérer. Pour moi ce fut facile, ma famille ne fut pas aimante. C’est difficile pour mes propres enfants. C’est difficile d’être les enfants de Jodorowsky. Il faut qu’ils s’autonomisent. Par l’éducation, j’ai tout fait pour les libérer. Très tôt, je leur ai dit que je les soutiendrais financièrement jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de 40 ans. Je pensais bien faire. Bon, ça finit par marcher… Mon aîné, Brontis, fait une belle carrière de comédien et de metteur en scène.
Je fais remarquer à Alexandro que Brontis a joué et continue de jouer la pièce « Le Gorille », écrite par Alexandro… En souriant, il opine du chef et reprend :
Six mois avant 40 ans, Adan qui montait une société de production musicale a réussi le lancement. Ça marche maintenant très bien pour lui !
Les trois fils aînés d’Alexandro ont joué dans ses films. Adan a même joué le rôle de son propre père dans « Poésie sans fin » (sourires). Puis, sans transition, ombre sur le visage d’Alexandro. Il évoque le plus jeune d’entre eux, Téo, mort à 24 ans d’une overdose.
Alexandro Jodorowsky – Téo me rappelle Enrique Lihn, mon grand ami de quand j’avais 18 ans, à Santiago-du-Chili. Poète génial, il est mort « jeune » aussi, certes à 59 ans, mais quand on en a soi-même 92 et demi, ça paraît jeune… Trop d’alcool, de tabac. Cancer. Avoir peur… Ce qu’il faut, c’est faire tout pour ne pas être malade. Ne pas perdre la vie inutilement. Je n’ai pas peur, mais si je suis dans un endroit où une bombe va exploser, je cours comme un kangourou ! Et puis, 120 ans comme Nassi qui a contribué à la rédaction du Talmud… pourquoi pas moi. Ou 150 ans comme mes ongles ! (Eclat de rire).
Pascale Montandon-Jodorowsky nous rejoint dans le salon. C’est une petite dame dont une partie de la famille est originaire du Vietnam. Plasticienne, elle est peintre, photographe, créatrice de costumes et de décors. Elle a rencontré Alexandro à 33 ans alors qu’il en avait 76. Alexandro lui demande de raconter leur rencontre.
Pascale Montandon-Jodorowsky – Nous nous sommes rencontrés lors d’une séance de lecture de tarot. Il fallait avoir son ticket avec un numéro, pris longtemps à l’avance ! Une amie m’avait demandé de l’accompagner. Je ne connaissais même pas Jodorowsky et son œuvre. Les participants faisaient la queue devant Alexandro. Il officiait et dialoguait avec les visiteurs du monde entier, chacun son tour. A un moment, alors que j’étais encore dans la file d’attente, il est sorti de sa concentration et m’a regardé étrangement. Pas de séduction. Et nous nous sommes mutuellement reconnus. Ce n’est pas un choix. C’est une évidence. Je savais que ce genre d’évènement allait m’arriver.
Alexandro Jodorowsky – Ma vie avec les femmes avaient été une succession de catastrophes. Quand elle est arrivée : POUM !
Pascale Montandon-Jodorowsky – Quand Alexandro a demandé ma main, marque d’élégance et de respect, cela s’est passé très simplement lors d’un déjeuner au restaurant avec mes parents qui étaient très touchés par la démarche. Mon père a posé la question : « Monsieur Jodorowsky, quand êtes-vous né ? » Réponse d’Alexandro : « Le 17 février 1929 ». Mon père dit avec un sourire : « Je suis né le 16 février 1929, vous êtes plus jeune que moi d’un jour. Vous pouvez donc épouser ma fille ». Ce fut très harmonieux.
Alexandro Jodorowsky – S’adressant à sa femme : Et toi, as-tu peur ?
Pascale Montandon-Jodorowsky – Non, à deux, même pas peur. Mais la plénitude vient de la complétude avec l’autre, avec l’être aimé. Et cette complétude rend aussi vulnérable. Ça donne une force et une fragilité. L’autre donne poids et valeur à soi-même. Enfin, la dimension d’absolu que permet l’état d’artiste nous aide à sublimer le fait que nous n’ayons pas pu avoir d’enfant. Ce ne fut pas une limitation.
Alexandro Jodorowsky – Il était essentiel qu’elle soit peintre pour que je tombe amoureux d’elle.
Pascale me montre le tableau peint en souvenir du plus jeune fils d’Alexandro, disparu à 24 ans. Une comète. Le tableau représente un jeune artiste souriant, mi-clown, mi-mime, juché bras écartés sur un squelette qui le porte fraternellement. Le tableau, bien qu’évocateur de la mort, est joyeux. Il y a du Mexique dans l’image et le traitement du squelette, et dans le fils comme une réminiscence de la période d’écriture de spectacle d’Alexandro, qui travailla un temps avec le mime Marceau.
Nous arrivons à la fin de l’interview. Alexandro et Pascale ont créé – plus encore, forment un égrégore nommé pascALEjandro. C’est « l’androgyne alchimique » (3), enfant symbolique des deux artistes, et en même temps être singulier qui a sa propre autonomie. De cette fusion naissent visions et fantasmes. Des peintures de couleurs vives, créées par le jeu à deux, pour ne plus faire qu’un.
pascALEjandro a exposé à la Galerie Azzedine Alaïa en 2017 et en 2022 à l’espace Kamel Mennour au Quartier Latin.
Interview par Éric Desordre
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Extrait de Wikipédia : La psychologie transpersonnelle est une école de psychologie née au tout début des années 1970. Elle se situe dans la lignée de psychanalystes comme Carl Gustav Jung, bien que fondée postérieurement. Elle intègre aux découvertes des trois écoles psychologiques classiques (psychanalyse, cognitivo-comportementalisme, thérapies humanistes-existentielles), les données philosophiques et pratiques de traditions spirituelles (religions et chamanisme) ainsi que l’étude des états modifiés de conscience. Sa posture intègre clairement la dimension spirituelle de l’humain. La psychologie transpersonnelle est souvent présentée comme « une discipline visant à faire une synthèse de la spiritualité et de la science ». L’approche transpersonnelle prône l’émergence d’un nouveau paradigme en dénonçant l’impasse de l’actuel paradigme scientifique (matérialiste).
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Psychomagie – Alexandro Jodorowsky – Albin Michel, 2019
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pascALEjandro – L’androgyne alchimique. Azzedine Alaïa – Actes Sud, 2017.