Mais bon sang, on est tous le con de quelqu’un d’autre ! Un spécialiste de Spinoza, par exemple, qui a pignon sur rue, qui en remet à n’importe qui sur le sujet, et qui tomberait, un jour, sur le seul type au monde qui a passé sa vie enfermé dans une cave avec une lampe, à lire, relire et apprendre par cœur toutes les œuvres dudit Baruch, sa biographie, ses correspondances, à en lire toutes les analyses, dont celle du premier nommé, sur le sujet hollandais. Et bien ce premier grand spécialiste passerait pour un con auprès de l’ermite ! Il semblerait bien ignare sur Spinoza à côté de l’autre, il se ferait ridiculiser. De même, l’ermite, ayant vécu connement dans sa cave, se sentirait bien con en revoyant la lumière du jour. Cet exemple purement fictif (je ne veux pas d’ennuis, les ennuis c’est très, très con) peut se décliner à l’infini. La connerie n’existe que quand elle est nommée comme telle. Et selon le sujet choisi, cette connerie peut demeurer infinie.
Car au fond, c’est quoi, être con ? Existe-t-il seulement une définition objective de la connerie ? Parce que ce qu’on trouve, si on creuse – pas plus de deux minutes, il ne faudrait pas se montrer trop « intelligent » dans un article sur le sujet – le con, c’est d’abord le sexe de la femme. Flaubert écrivait : « ces cons rasés font un drôle d’effet ». Et il ne parlait pas des skinheads. – Je viens de me faire rire tout seul en trouvant cette formule stupide, signe à la fois de très grande connerie, et de très, mais alors de très grande aliénation. – Et puis con, ça donne des expressions à la con : « con comme la lune », par exemple. C’est con, la lune ? Moi je trouve ça joli. Tiens, éclairant même. « Con comme un balai ». Un balai, c’est peut-être con, mais c’est utile.
Le vocabulaire s’enrichit ensuite de certains synonymes ayant valeur poétique : conasse (que j’avais tendance à écrire avec deux « n », mais je ne le ferai plus) ; conneau, à ne pas confondre avec tonneau ; couillon, qui n’est pas une petite couille ; enflé, qui peut aussi se dire de certaines parties,du corps bien spécifiques ; enflure, j’utilise pour ma part davantage le mot raclure ; gland – sans commentaire pour ce dernier…
En écrivant cet article, j’ai même appris un mot : « conard » peut se décliner en « conarde », ce que j’ignorais. Le problème que je rencontre avec ce champ sémantique, c’est que je ne définis que très rarement à haute voix les personnes que je croise de conarde ou de conasse. Peut-être que ce texte vise particulièrement les individus atteints du syndrome Gilles de La Tourette, et à qui je pense très fort.
Je ne sais même pas si on trouve dans d’autres langues vivantes autant de vocabulaire fleuri autour de la connerie. Insulter quelqu’un en Français est vraiment d’un grand luxe, que d’aucuns ignorent complètement. La richesse de notre langue en matière de noms d’oiseaux n’aura jamais de cesse de m’étonner, et de me ravir. Mais je dois confesser ici une certaine frustration: en effet, insulter, que ce soit avec une certaine grâce, voire même avec un certain art, est assez mal vu. Sacha Guitry était bien un spécialiste de la répartie saillante. De nos jours, Laurent Baffie remporte la palme télévisuelle de la vanne la plus rapide et la plus ciselée. Souvent peu grossière, efficace, renvoyant son partenaire, ou «punching ball» d’un soir, à ses études.
Mais même dans les concours d’improvisation, on ne trouve pas assez de sketchs reprenant la notion d’insulte. Encore moins autour du terme, pourtant déclinable quasiment à l’infini, de la connerie.
Comme j’aimerais être libre de pouvoir dire à d’autres êtres humains, en le pensant vraiment, à la fois «Gros con! Petit con! Petite conne! Vieux con! Bande de cons!» Y compris à mes collègues! Quelle jouissance, quelle libération! Mais non, la bienséance me l’interdit. Nous ne sommes pas des animaux, après tout. Et ce serait purement subjectif de ma part, comme expliqué au début de ce texte.
Tout de même: Peut-on imaginer sujet plus con que de parler des cons ? Je con-cède que le terme ouvre des perspectives assez vastes, et qu’un Raymond Devos en ferait des merveilles. Mais si on imagine deux secondes, en convoquant ici tout à la fois Kafka et Jean-Marie Bigard pour son sketch «la chauve-souris», qu’on aurait confié à des cons la responsabilité de traiter d’un sujet sur les cons ? Que feraient-ils ? Admettons que ce soit le cas. Se regarderaient-ils dans un miroir ?
Parleraient-ils… d’eux-mêmes ?
Les croyants critiqueraient-ils leur propre religion?
Les fanatiques s’en prendraient-ils au fanatisme?
Les fans de Madonna, à sa petite culotte? Les geeks, au «comic con»? Les intellos, à leur incapacité à planter un clou dans un mur ou à courir plus de cinq minutes sans avoir une crise cardiaque? Les poètes, à leurs rimes pauvres ?
Les fans de Star Wars, voueraient-ils tout à coup un culte à l’Empereur des Siths parce que c’est quand même beaucoup plus «cool» de porter des cornes et un costume noir comme Dark Maul, qu’un kimono improbable et une capuche con-ifère comme les Jedis ?
Non, je ne le pense pas. Et puis vous voyez bien, à la fin, tout le monde peut être traité de «con», à condition de bien s’y prendre. Personne ne peut y échapper.
Michel Audiard peut dormir tranquille: les cons voleront toujours en escadrille. Et moi le premier.
Christophe Diard