Pris comme nous tous dans le maelström de l’Histoire en marche, il vous aura peut-être échappé que ces derniers temps, une mystérieuse maladie semblait frapper les milliardaires russes, les faisant soudainement passer de vie à trépas. En effet, depuis le mois de janvier ont été retrouvés jusqu’à six oligarques morts dans des circonstances étranges. A plusieurs reprises, ces infortunés auront de surcroît transmis ce mal à leurs proches, retrouvés sans vie à leurs côtés.
La presse française s’en est assez peu fait l’écho, occupée qu’elle était à couvrir l’élection présidentielle à venir, puis à en commenter le résultat avec toute la puissance d’analyse qu’on lui connaît. A Rebelle(s), nous n’avons pas les mêmes moyens intellectuels, aussi lisons-nous de temps en temps la presse étrangère. C’est grâce à celle-ci (1-2) et à notre agent à Moscou qu’en rassemblant les données éparses sans liens apparents, nous pouvons vous faire le récit de cette étrange affaire.
Si vous êtes milliardaire, évitez de passer votre week-end en famille
En janvier dernier, Leonid Shulman, dirigeant de Gazprom – le géant russe de l’extraction et de la distribution du gaz – était retrouvé mort dans la salle de bain de son cottage de Leningrad.
Le 25 février, Alexander Tyulyakov, directeur général adjoint de l’UCC-CS, filiale d’exportation de Gazprom, était découvert pendu dans son garage à Leningrad.
Le 28 février, c’était au tour d’un autre milliardaire du gaz – Mikhail Watford-Tolstosheya – de passer l’arme à gauche, pendu dans le garage de son manoir du Surrey, en plein milieu de la riante campagne anglaise. Le jardinier découvrit le corps alors qu’il cherchait la corde servant à soulever le grand gibier après la battue.
Le 24 mars, le corps de Vassily Melnikov, propriétaire de la firme pharmaceutique MedStom, était identifié gisant les artères coupées dans la baignoire de son luxueux appartement de Nijni Novgorod ; les corps de sa femme et de ses deux jeunes fils se trouvaient dans le même état dans leurs chambres.
Le 18 avril, Vladislav Avaev, le dirigeant de GazpromBank la troisième banque de Russie, subissait un sort identique dans son penthouse de Moscou, avec sa femme et leur fille de treize ans. Au pistolet cette fois.
Enfin, le 19 avril, la police espagnole découvrait les dépouilles de l’ex président du géant de l’énergie Novatek, Sergueï Protosenya, de son épouse et de sa fille ; lui pendu dans le jardin, elles sur leurs lits, lardées de coups de couteaux. Lieu de cette macabre mise en scène : leur villa balnéaire de Llore de Mar, commune catalane appréciée des touristes pour son cimetière moderniste des Indianos et le pittoresque de ses sentiers côtiers.
Si vous passez votre week-end en famille, évitez d’être russe
Tentons de distinguer les caractéristiques communes de ces ténébreuses disparitions – treize personnes en tout – afin de trouver une piste.
Le jardinier ? « Der Mörder ist immer der Gärtner » (2), comme disent les Allemands. Non, ce serait trop facile, car il ne vous aura pas échappé que seul Mikhail fut découvert par son jardinier.
Le garage ? Non, car on n’installe que rarement sa baignoire dans son garage. Il faut élargir le champs d’investigation.
La police espagnole ? Non, puisque plusieurs milliardaires ont été retrouvés par la police russe.
Le cottage. Nous nous rapprochons. Le cottage, tout joueur de Cluedo vous le dira, est le lieu de tous les dangers. D’ailleurs, on y trouve couramment des cordes, des pistolets, des chandeliers. Toutefois, objecterez-vous, il n’y avait pas de chandelier dans le coup chez les milliardaires russes. Fausse piste.
Tout cela mérite réflexion. Qu’est-ce qui rapproche des milliardaires russes poutiniens qui paraissent n’avoir aucun lien entre eux ? C’est décidément difficile. A l’instar d’OSS 117, osons une théorie. On peut envisager que ces chers disparus soient milliardaires, russes et proche de Poutine. On tient là quelque chose. Poursuivons.
D’après la police, les victimes ont disparu dans – je cite : « des circonstances encore floues ». Selon notre théorie, nous dirions plutôt parfaitement claires. Gageons que les milliardaires ayant échappé à cette terrible maladie ont dû comprendre assez rapidement qu’on ne pouvait incriminer plus longtemps un variant du Covid19. Je ne sais pas comment on devient milliardaire, mais même moi qui ne suis pas milliardaire, j’ai compris.
Des milliardaires soucieux pour leurs milliards
Leonid Shulman est le premier sur la liste. De là à penser que l’oligarque trouvait trop dispendieuse la petite expédition humanitaire de Poutine en Ukraine, il n’y a qu’un pas. De là à supputer qu’il ait parlé de ses scrupules à ses petits amis milliardaires qui devaient avoir les mêmes soucis et jusque-là soutenaient Poutine, il n’y a qu’un autre pas. De là à imaginer que Poutine ait rapidement mis fin aux velléités de changement de tsar par les oligarques mécontents, il n’y a qu’un troisième pas. De pas en pas, on arrive à un génocide de milliardaires. Comme disait l’autre, ça part sévère, les droits de succession.
Alors que nous avons quelques interrogations quant à l’indépendance des médias russes comme Gazeta, Kommersant, Russian Media Group ou l’agence Tass, nous ne pouvions dans un premier temps que nous perdre en conjectures quant aux liens précis des victimes entre elles, à part qu’elles étaient du même monde et soutiens intéressés du pouvoir russe. L’hebdomadaire Voici a parfaitement couvert la succession de Johnny, gageons que celles des oligarques sera suivie avec sagacité par les meilleurs limiers de notre presse nationale d’investigation.
Le KGB, cimetière de colonels
Plombés par les sanctions occidentales à l’égard des entreprises russes qui perdent des fortunes depuis l’invasion de l’Ukraine, les oligarques étaient jusqu’à présent les plus fidèles soutiens de Poutine. Oligarques sans qui – soit dit en passant – il ne serait qu’un simple colonel du KGB à la retraite. Il y a des milliers de colonels en retraite au KGB. Quand on termine colonel, c’est soit qu’on n’est pas fils d’archevêque, soit plus prosaïquement qu’on a eu une carrière médiocre. Comme raison à la modestie du CV de Poutine d’avant sa couronne de tsar, on peut exclure sans trop se tromper le fait qu’il puisse avoir été rétif à l’autorité politique ou d’avoir montré une trop grande indépendance d’esprit vis-à-vis de sa hiérarchie.
Vu la consubstantialité du pouvoir à Moscou avec les services de sécurité d’État, on peut conclure que c’est le KGB qui a fait le coup, ou quelque officine de cet acabit. On ne prête qu’aux riches. Pour l’instant, la police qui enquête est dans le yaourt. Sauf que dans ce cas, ce n’est pas du Kremly, c’est du Kremlin.
La dictature poutinienne manquerait-elle d’assurance ?
Si la Russie et son avatar passé, l’Union soviétique, nous avaient historiquement habitués à une violence d’État de dimension cosmique, on ne peut s’empêcher de trouver qu’il y a dans ces récents décès d’oligarques une sorte de laisser-aller dans la zigouille. Le nervis de la Loubianka dérape. On est passé du meurtre au strontium, ce qui vous l’avouerez est assez raffiné, au calibre qui fait des trous dans le survêt ou à la bonne vieille corde. Certes, on peut se réjouir que les grands classiques reviennent en force, mais pour ce qui est de la finesse, le Kremlin préfère semble-t-il l’exprimer dans le cadre du dialogue entre les peuples, à Kiev ou Marioupol.
Quand je constate un flottement, je ne fais pas référence à la technique. Nous sommes incontestablement chez les grand professionnels de la fin de vie. On peut attendre du KGB que les assassinats effectués par ses sbires aient l’air d’être des suicides quand le Kremlin souhaite qu’ils passent inaperçus. Comme chez Medvedev et Sharapova, la qualité du toucher de balle force le respect. Evoquant le flou artistique, je fais plutôt référence à la stratégie. Comme en Ukraine, il n’y en a pas. Un meurtre déguisé en suicide, c’est un message. Treize meurtres, c’est une panique.
Quel intérêt peut-il y avoir à massacrer des familles de touristes en villégiature dans leurs datchas, quand on est le maître de toutes les Russies ? La profondeur historique du pouvoir totalitaire de Staline permettait d’arrêter et fusiller les opposants – ou supposés tels – sans que soit mise en cause en quoi que ce soit la légitimité du Petit Père des peuples. On arrêtait, jugeait parfois et fusillait donc, sans besoin de faire passer des meurtres politiques pour des suicides. La peur était générale, naturelle et structurelle. Poutine s’interrogerait-il quant à sa capacité à rester au pouvoir dans une société russe qui ne serait peut-être pas totalement dépourvue de conscience ni de courage ? Existerait-il une opinion publique susceptible de faire douter le psychopathe moscovite ?
Sans être des kremlinologues reconnus et invités sur les plateaux télé de C-News, BFM-TV ou LCI – ces garants de la pluralité de la presse, courageux représentants du quatrième pouvoir grâce auquel nous vivons encore en démocratie – nous pouvons constater que si Poutine est un dictateur, c’est un dictateur inquiet.
(3) Le meurtrier est toujours le jardinier – Paroles et musique de Reinhard Mey.