Où que vous alliez, dans la rue comme dans les supermarchés ou les entrepôts, il vous suffit de lever la tête pour remarquer l’œil noir d’un dispositif de surveillance. Une société humaine se caractérise par les technologies qu’elle produit, lesquelles, en retour, la modèlent. C’est là sa dynamique créative, que Jacques Ellul analysa au long de nombreux ouvrages à partir de La technique ou l’enjeu du siècle (1954). A la préhistoire, l’âge de la pierre taillée accompagna le développement d’une civilisation de chasseurs cueilleurs et d’une économie de prédation. Puis, la révolution de la pierre polie favorisa la sédentarisation des premiers agriculteurs. Comme le verre détermine la forme de l’eau, les « tuyaux », tels qu’ils sont péjorés, ne sont pas neutres : ils délimitent l’agir d’une civilisation et le contexte social dans lequel elle s’établit.
Sur-obéir
Pour qualifier la société dans laquelle nous sommes désormais – et qui n’a pas fini sa phase de renforcement -, il faut partir d’un bref texte de Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, daté de mai 1990 (in, L’Autre Journal). Prolongeant les travaux de Foucault sur les sociétés disciplinaires, du XVIIIème au début du XXème, il remarquait que les milieux d’enfermement détaillés par son prédécesseur se trouvent tous en crise, de l’hôpital à la prison en passant par l’école et la famille. Ces institutions seraient même à l’agonie, ayant perdu leur sens et recherchant de nouvelles modalités d’action. Ce qui n’est pas acquis, à en en juger par la multiplication des fermetures de services d’urgence ou de maternités. Quant à l’école, c’est un fait, elle échoue, et la famille diversifie ses modes de structuration de façon assez chaotique.
L’entreprise également, renonce rapidement aux anciens dispositifs tayloriens, où l’injonction à produire émanait de l’extérieur (le chef, le marché…) tandis qu’elle est désormais largement intériorisée à travers cette fausse confiance « qui n’exclut pas le contrôle ». D’où une extension de la responsabilité du salarié que beaucoup ne parviennent plus à supporter (bore out, démissions, burn out, suicides..).
Cet ensemble de transformations n’a pas seulement à voir avec les « technologies » (le hard v/s le soft) mais avec les techniques qui couvrent l’ensemble des savoir-faire et mobilisent autant les « sciences molles » que les dures (sciences comportementales, sociologie, psychologie..). C’est par là que la motivation prend le pas sur la discipline. Non qu’elle se substitue à elle, mais parce qu’elle la complète. Le salarié étant déclaré libre, mais aussi responsable, son vouloir-bien-faire le pousse à l’obéissance. Ou mieux, à la « sur-obéissance » comme le remarque Frédéric Gros dans Désobéir (2017) tant il intériorise les attentes du système pour les anticiper.
Infrastructures de la vigilance
Ne nous y trompons pas et ne cherchons pas les causes où elles ne sont pas. Ellul – encore lui- l’écrivait, « ce n’est pas le capitalisme qui crée le monde, c’est la machine » après que Lénine l’ait pressenti en déclarant que « le communisme c’est les soviets plus l’électrification ». Autrement dit, on a beau avoir été élevé dans la doxa marxiste, infrastructures contre superstructures, les conditions de réalisation d’une société sont fondamentalement modelées par les techniques du moment. Point n’est donc besoin de se lancer dans une exploration approfondie de ce qui distingue l’ancien monde de l’actuel pour considérer combien ces technologies de l’échange rapide, de la société de marché, du travail collaboratif à distance permettent à la fois de susciter un sentiment de liberté (chez des commerciaux, par exemple) et d’accumuler les contrôles de plus en plus instantanés. Ainsi, le reporting n’existe plus vraiment que comme marque d’asservissement (la trace du fer rouge sur la peau de l’esclave) et devient de moins en moins nécessaire si, à tout moment, depuis le centre de contrôle il est possible de suivre le circuit effectué par le commercial et les commandes qu’il a engrangées.
Et, évidemment, ce qui est vrai au travail l’est aussi dans la vie quotidienne. Martine Konorski le montrait bien, dans la dernière livraison de Rebelle(s) – N°21 nov./déc. 2019-, en décrivant le système de « crédit social chinois » permettant de contrôler le comportement « correct » des citoyens (je devrais écrire, des sujets). Mais, soyons clairs : la surveillance constituait, depuis au moins l’époque des Gardes Rouges, un marqueur profond du système politique par lequel le fils dénonçait son père et le voisin l’ami d’enfance. Ce qu’il faut donc constater, c’est une « amélioration » du dispositif à travers un haut degré de détail grâce au traitement de milliers de données de reconnaissance faciale. La nature du projet policier demeure ainsi la même, en changeant de degré, la puissance de calcul permettant une surveillance plus puissante tandis que les habitants, oublieux de la surveillance, se vivent plus libres.
Une anecdote personnelle : me promenant sur le Bund à Shanghai lors de l’inauguration de l’exposition universelle, j’ai photographié le mat d’un feu rouge qui n’avait attiré mon attention que par sa qualité graphique. Quelle ne fut pas ma surprise, en regardant l’image sur l’écran de mon ordinateur, de découvrir que le candélabre valait beaucoup plus par les prises de vues omnidirectionnelles que permettait une grappe de caméras, que par ses fonctions de régulation de la circulation. –
Liberté piégée par elle-même
Ainsi, tandis que nous nous croyons plus libres, les techniques actuelles enferment nos comportements dans une camisole électronique que nous renforçons malgré nous à coup d’auto-exposition de nos pratiques sociales sur les réseaux du même nom. Quand s’ajoute à cette participation à notre propre pistage, une capacité de moins en moins limitée de traitement de masse des donnés (la NSA devient de plus en plus puissante…) nous nous jetons dans la gueule ouverte du loup. Et ce suicide social va, comme dans certaines entreprises américaines, jusqu’à l’introduction d’une puce sous la peau qui, tout en vous « facilitant » la vie (elle ouvre automatiquement les portes du bureau, enregistre les dépenses à la cantine, commute votre ordinateur…) permet un suivi détaillé de votre activité (temps de repos, dossiers traités…). Et, puisque rien ne l’empêche, elle pourrait vous suivre jusque dans votre lit. Or, ceci n’est en rien une reprise du Meilleur des mondes mais une réalité déjà établie, prête à se multiplier et supportée par une nouvelle utopie, celle de la capacité de la surveillance numérisée d’éradiquer le crime et la délinquance. Une façon d’introduire dans notre cité le projet de dispositif panoptique carcéral.
Tout aussi grave, il est possible de s’interroger sur la transformation de la démocratie en démocrature. On l’a découvert de façon caricaturale avec l’élection de Trump à la Présidence américaine appuyée par les interventions électroniques de la Russie et d’une société britannique de traitement des données visant les électeurs selon une foule de centres d’intérêt détaillés. Ce faisant, la question de l’effacement progressif de la démocratie représentative au profit d’une dictature de l’efficacité, sans que celle-ci soit en rien enrênée dans aucune de ses applications.
Bataille idéologique
Une puissante bataille idéologique est donc ouverte face à la sacralisation de la technique et de sa progression, désormais insusceptible d’être arrêtée : donner naissance à des enfants jusqu’à 75 ans, modifier notre génome sont acquis dans leur principe. L’idée de trans-humanisme fait son chemin. De façon assez silencieuse et en s’appuyant toujours sur les bénéfices immédiats des recherches (effacement des handicaps, liens directs en cerveau et machine ou exosquelettes..) en renversant toutes les barrières proposées par tous les comités éthiques.
Sincèrement, on voit mal, pour le moment, comment stopper ce train sur sa lancée. Mais, « exister, c’est résister » avait choisi Jacques Ellul comme devise. Tentons de nous y accrocher.
Patrick Lamarque