Publié dans le Rebelles n°7 en février 2017
Par Joseph Daniel
Des ambitions parallèles entravées
Au milieu des années 1980, leur communauté de parcours, de profil et plus encore d’ambition, soulignée et comme résumée par une même calvitie précoce, fournissait de la matière aux journalistes et donnait du piquant aux conversations lors des dîners en ville. Nés à un an de distance, ces deux « crânes d’oeuf », normaliens et agrégés, également passés par Sciences-Po et l’ENA, semblaient des reflets réciproques en un même miroir. Deux esprits brillants et rapides, particulièrement compétents dans les matières économiques. Fabius, le « fils préféré » de Mitterrand, et Juppé, le « meilleur d’entre nous » selon Chirac, et en réalité son fils spirituel. Mitterrand, Chirac : chacune de ces figures tutélaires fit de son protégé un Premier ministre, qui fut contraint de quitter l’hôtel Matignon moins de deux ans plus tard.
Auparavant, ils en avaient fait leur porte-parole : Fabius au PS après le Congrès de Metz (1979), Juppé au gouvernement lors de la première cohabitation (1986).
Ces deux héritiers avaient, l’un comme l’autre, sinon une route tracée, du moins un objectif clairement identifié : la présidence de la République, dont beaucoup d’observateurs auraient juré qu’un des deux au moins l’atteindrait inévitablement. Deux échecs politiques, suivis de deux sombres affaires de justice – de natures on ne peut plus différentes – devaient chambouler ces pronostics à l’allure d’évidence.
Échec médiatique et politique consécutif à la contre-performance de Fabius, considéré jusque-là comme un « super-pro de la com’ », lors de son débat avec Chirac en octobre 1985.
Échec social et politique pour Juppé avec les gigantesques grèves de fin 1995. C’était déjà beaucoup, mais les blessures judiciaires devaient se révéler plus cruelles encore, et plus handicapantes, que les accidents politiques.
Pour Fabius, ce devait être, à partir de 1991- 1992, le drame du sang contaminé – procès médiatique, procès politique, et enfin procès judiciaire en 1999 – qui l’écarta durablement de toute candidature à la magistrature suprême et qui, même après l’acquittement par la Cour de Justice de la République, devait continuer à parasiter son image publique. Pour Juppé, ce devaient être les poursuites pour participation, en tant que secrétaire général du RPR et que maire-adjoint de Paris, à un financement d’emplois fictifs, avec en 2004 une condamnation définitive comportant un an d’inéligibilité, ce qui le conduisit à un exil provisoire, tant géographique que politique.
Fabius innocenté sans que le doute disparaisse de tous les esprits, Juppé condamné alors qu’il payait d’abord pour d’autres : leurs accidents judiciaires entravaient gravement, et pour longtemps, leurs ambitions parallèles.
Des surdoués mal aimés
Comme il en est souvent face à des surdoués, la vox populi, qui avait admiré leurs exploits initiaux, se montrait particulièrement impitoyable à l’heure des revers de fortune.
Et les deux brillants aspirants aux plus hautes fonctions, sur qui les dieux semblaient avoir posé leurs ailes bienveillantes, se découvraient appartenir à la catégorie des mal-aimés.
Si l’un afficha une « tentation de Venise » qui ne semble pas avoir effleuré l’autre, tous deux réalisèrent, à la lumière des difficultés rencontrées, qu’il leur était impératif de davantage se dévoiler, de faire apparaître des dimensions inconnues de leur personnalité, d’humaniser leur image publique, de faire montre de davantage de séduction. Chacun s’y prit à sa manière, Fabius révélant un temps son goût pour les carottes râpées ou pour la télé-réalité, Juppé lançant un des premiers blogs politiques destiné – entre autres buts – à lui permettre de court-circuiter des médias jugés hostiles.
L’ambition présidentielle restait, chez l’un comme chez l’autre, intacte, peut-être même renforcée par les épreuves. Alors que la légitimité de la désignation des candidats par les partis était contestée à gauche, avant de l’être à droite, une voie parut s’offrir pour permettre à ces deux mal-aimés, accompagnés pourtant par des cohortes de fidèles, de s’imposer enfin : les élections primaires. Fabius s’y essaya le premier, dès 2005 (il s’agissait de primaires ouvertes aux seuls adhérents du PS) : à la surprise générale, en tout cas à la sienne et à celle de ses supporters, il se retrouva troisième, éclipsé par l’autre « éléphant », DSK, mais surtout écrasé par Ségolène Royal, catapultée candidate au soir du premier tour. En 2011, dernière fenêtre d’opportunité pour lui, il s’effaça et décida de soutenir loyalement le candidat issu de la primaire de gauche, François Hollande. Ce qui le conduisit à occuper le siège de ministre des Affaires étrangères… encore chaud d’avoir été celui d’Alain Juppé.
Ce dernier prit davantage de temps, n’affrontant pas en 2005 un Nicolas Sarkozy dont il n’appréciait ni la personne ni l’action, mais se refaisant une santé en vue de le battre dans la primaire de novembre 2016. Pas plus que Fabius n’avait vu venir Royal, Juppé n’avait imaginé la percée de Fillon. Il se trouva presque humilié par les scores que lui ont été accordés, au premier puis au second tour par les électeurs de la droite et du centre, dont il attendait qu’ils le couronnent.
Voici les jeunes loups de jadis, les ambitieux prêts à tout pour s’imposer, devenus des sages (statut ambivalent, plus propre à rassurer qu’à entraîner et à susciter l’enthousiasme).
À l’heure où chacun d’eux s’est retiré sur son Aventin (au Conseil constitutionnel pour l’un, dans sa bonne ville de Bordeaux pour l’autre), il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour dresser des portraits parallèles de ces deux grands animaux politiques, à l’image de ceux qui ont longtemps occupé les magazines, et plus d’une fois fait leurs Unes.
Joseph Daniel
Ancien membre du Conseil supérieur de l’Audiovisuel, auteur de « La Parole présidentielle – De la geste gaullienne à la frénésie médiatique » (éditions du Seuil, Prix des Députés 2015).