Éric,
Dans l’école primaire que j’eus la chance ou la malchance de fréquenter dans mes années d’enfance, il n’y avait, je crois me rappeler, qu’un seul garçon noir. Il s’appelait Mamadou. Il y avait aussi une fille de la même couleur de peau, qui s’appelait Astrid. Par une logique qui n’était même pas encore binaire, j’avais non pas l’idée que tous les garçons noirs s’appelaient Mamadou, mais que tout Mamadou était forcément noir. Et par une non moins étrange computation, j’avais aussi déterminé que toute Astrid venait d’Afrique, noire bien sûr.
Je fus donc surpris lorsque des années plus tard, en entrant au collège, je rencontrais une Astrid aux boucles blondes, aussi blanche que rose. Évidemment, je ne savais pas encore qu’Astrid était un prénom scandinave, n’ayant étudié que l’histoire de France, et n’ayant jamais entendu parler de la Reine Astrid de Norvège, que je n’ai d’ailleurs jamais eu le plaisir de rencontrer depuis lors. Mais pour moi, entre ma cinquième et ma onzième année, qui s’appelait Mamadou était un male africain, et qui s’appelait Astrid une jeune fille noire.
Ma logique s’étant affinée avec l’âge, force m’est de reconnaitre que si une enfant issue du continent africain, où d’ascendance noire africaine, pouvait porter un prénom scandinave, rien ne devrait empêcher un norvégien pure souche de porter un prénom tel que Mamadou.
Mais, Éric, c’était sans compter sur votre perspicacité si moderne et si adaptée à notre monde contemporain. En effet, je vous ai entendu : appeler son enfant Kevin ou Jordan, c’est défranciser la France… Appeler son enfant d’un prénom juif aussi. Sans parler de l’appeler Mohamed, qui serait un acte de colonisation. Pour ce dernier cas, on pourrait objecter que ce ne serait qu’un juste retour de bâton, et que puisqu’il est de bon ton chez une bonne partie des électeurs français, de considérer la colonisation comme une bonne chose, on pourrait imaginer que l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie ne seraient animés que des meilleures intentions du monde en cherchant à coloniser la France. Mais je vous chamaille.
Le prénom, la couleur et la nationalité
Cependant, si donner un prénom qui n’est pas français à son enfant, c’est nuire à la France, quid de lui donner une couleur qui n’est pas véritablement celle du français d’origine ? (L’origine ça peut remonter loin.) En donnant naissance, dans l’hexagone, à un enfant noir, couleur peu usitée dans la France du 17e siècle, je défrancise un peu la France, non ? Mais, me direz-vous, la couleur ne peut être associée à une nationalité. En effet, il existe aujourd’hui des français noirs, la preuve que l’un n’empêche pas l’autre… Mais de même pour les prénoms ! Mon Mamadou de l’école primaire était français, par la faute de je ne sais qui, mais français quand même.
Bref, vous l’aurez compris, Éric, toutes ces considérations me font réfléchir, et se sont ajoutées à ma réflexion sur le pseudonyme. En découvrant, comme tant d’autres humains portés sur le littéraire, qu’on pouvait choisir la façon dont on voulait que les autres nous appellent, j’ai redécouvert une liberté qui m’avait été occultée depuis ma naissance. Mes parents m’ont choisi un prénom, mais libre à moi de décider d’en changer, si ce n’est sur ma carte d’identité, à tout le moins dans mon existence sociale. Nom de Dieu ! Quelle ouverture s’offre à moi. Reste à choisir le prénom qui correspondra à ce que je souhaite communiquer au monde, ou à une partie du monde, ou à vous seul d’ailleurs, si je veux, car qu’est-ce qui m’empêche de choisir un prénom par lequel je souhaite être appelé par un seul individu ? Ma femme m’appelle « mon amour », et elle est bien la seule…
Défranciser la France ou désafricaniser l’Afrique
Alors, j’ai longuement et sérieusement réfléchi. Tout d’abord, je dois me venger de cette Astrid africaine de mon enfance, qui se permit de porter un prénom scandinave tout en me faisant croire qu’il était africain. De quel droit cette petite fille s’est-elle permise d’enjamber toute l’Europe pour aller choisir son prénom chez les nordiques, alors qu’on m’avait collé un prénom du cru, un prénom sans voyage, triste comme celui qui n’a jamais parcouru les kilomètres qui le séparent de la ville voisine, celui qui ne sait rien du monde et de sa rafraichissante diversité ?
Ensuite, il me faut choisir un prénom qui me permette de tester les théories en présence, car je suis un chercheur. Est-ce qu’en choisissant un prénom africain, par exemple, je vais gagner le pouvoir de défranciser la France, et/ou de désafricaniser l’Afrique ? En effet, si je choisis, par exemple, Mamadou, je vole un peu l’Afrique, ce qui, finalement, me place dans une tradition bien française, de souche dira-t-on. Et puis, si je me rappelle bien, l’unique Mamadou de mon enfance était sportif, beau, sympathique, jeune (évidemment, on était à l’école primaire), bref, tout à fait moi !
Alors, c’est décidé Éric, à partir d’aujourd’hui, appelle-moi Mamadou. Et veuille me pardonner pour le tutoiement final, ça doit être l’influence pernicieuse du prénom qui commence à faire effet. N’empêche : appelle-moi Mamadou !