Savons-nous encore rêver des mondes ? Il nous semble souvent que l’autofiction a remplacé l’exploration. On se psychanalyse publiquement à coups de vrai-faux et de mentir-vrai. On tente de ressaisir en nous ce qui palpite encore un peu, pour le servir tout cru et pantelant au lecteur. Il n’en sera sans doute pas plus avancé que d’avoir contemplé une radiographie des organes internes de l’écrivain, mais il est curieux tout de même. Cet appétit, pourquoi ne pas lui confier d’autres aliments ?
Plutôt que la photographie de faux vivants empêtrés dans un réel qui les dépasse, on voudrait la peinture de vrais fantômes inventés pour dire ce que l’on ne peut pas dire en parlant de soi. La littérature de l’étrange et du fantastique demeure la mal-aimée des critiques français. Le grand public adore – à raison – Bernard Werber, mais on ne sache pas que quelqu’un ait songé à lui décerner le Goncourt. Au mieux, on applaudira le roman historique: la fiction passe, à condition de se déguiser en avatar du réel.
Du réalisme magique
Pourtant, les Anglo-saxons et les Sud-américains n’ont jamais renoncé, eux, à la littérature de l’utopie à l’invention pure, au réalisme magique. Le livre de Salman Rushdie, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits (soit l’exact décompte des Mille et une nuits) a été traduit en Français et publié chez Actes Sud en 2016. L’auteur américaine de science-fiction que plus personne ne lit en France, Ursula le Guin – dont le roman autour de Virgile et de Lavinia est passé à peu près inaperçu, l’a encensé avec quelques réserves. Elle applaudit l’imagination fractale, capable de ressusciter Averroès pour le marier avec une fée (mais oui), tout en récusant la morale manichéenne d’un livre qui ferait de la violence et du mal la condition même du rêve et de la création. Faut-il souffrir pour écrire, brûler pour raviver la braise, savoir qu’on mourra pour jouir? S’ennuierait-on abominablement dans un monde heureux? On n’entrera pas dans ce débat, mais on peut aimer que la littérature l’ose encore.
Souvent, je me demande où sont les auteurs des livres que nous n’avons pas encore lus. Non, tout n’a pas été écrit. Je voudrais qu’on me raconte ce qui ne l’a pas encore été. Le passé ne m’encombre pas – je m’en souviens et je veux le comprendre. Mais le futur me fascine mieux – je l’attends et je veux l’inventer. Je veux bien que l’on m’offre du roman psychologique, l’autopsie des désirs, la mécanique des sentiments. Je crains que l’on ait du mal à faire aussi bien que Dostoïevski, Zweig ou Kundera, mais je veux bien de cette littérature qui explore les faillites de l’âme, les incertitudes du corps, les profondeurs muettes et labyrinthiques de l’existence. Seulement, ça ne me suffit plus: je veux aussi voyager à travers le temps, dépasser les frontières du raisonnable, fabriquer du rêve avec des mots. L’imagination n’est pas que de la mémoire transfigurée – elle peut aussi être de la mémoire pressentie.
Je ne parle pas là d’histoires qui rassurent, de mirages éveillés et de bons sentiments : les fameux romans «feel good», ces avatars dégoulinants du «happy end» hollywoodien. Non! Surtout pas, car dans le grand roman fantastique on meurt, on adore, on souffre, on jubile. Le Melmoth errant de Maturin, au sommet du roman gothique, le Dorian Gray d’Oscar Wilde, le Frankenstein de Mary Shelley, L’Homme qui rit de Victor Hugo ou La peau de chagrin de Balzac sont d’immenses tragédies. Le grand conte philosophique ne vient pas bercer les âmes oublieuses: c’est au contraire un décapant radical, une invite à la lucidité pensée par l’absurde.
De l’union du rationnel et du désir
Goya le savait bien, lui, que «le sommeil de la raison produit les monstres». Mais on oublie toujours la suite possible de la citation. Il faut aller chercher dans le manuscrit du Prado l’explication de cette 43e planche des Caprices sur laquelle apparaît au premier plan un dormeur, encerclé de figures fantasmatiques échappées d’un cauchemar qui volettent tout autour de lui. «L’imagination sans la raison produit des monstres impossibles : unie avec elle, elle est mère des arts et à l’origine des merveilles». Le sens n’en est-il pas bouleversé? Ce n’est plus à l’extinction de l’imaginaire menaçant que Goya nous invite, c’est à l’union improbable du rationnel et du désir, qui produit parfois le chef-d’œuvre. Hugo ne l’aurait pas contredit, qui clamait en coquin et en rêveur, autant qu’en travailleur acharné: «la raison, c’est l’intelligence en exercice; l’imagination, c’est l’intelligence en érection.»
C’est là que nous l’attendrons, la littérature, sur cette ligne de crête de l’étrangeté, où la raison ne renonce pas à ses prérogatives, ni l’érection à sa splendeur. Le réalisme magique n’est qu’une autre manière de ressusciter les pouvoirs du romanesque et ce faisant, peut-être, le désir lui-même : car il est là, le privilège immense de la littérature, dans cette confiance aveugle et douce qu’il accorde aux histoires qu’on se raconte pour mieux changer notre histoire.
Adeline Baldacchino