Cette exposition a eu lieu à la chapelle du château de Vincennes (Val de Marne) du 9 février au 30 avril, ainsi qu’au château de Cadillac (Gironde) du 1er juin au 4 novembre 2018. Un livre est paru en 2018 aux éditions Gallimard.
En 2014, Bettina Rheims est allée à la rencontre de détenues dans les prisons françaises (1) . Elle les a photographiées, avec leur accord. Portraits de face, en couleur, sur fond blanc. Grande taille des tirages, sobriété. De ce travail à deux, soixante fois répété, sort une mise à nue du cœur. Ce sont des filles du peuple. Les jeunes ont des prénoms de série télé : Sandy, Jessie, Vanessa, Jess, Laetitia, Deborah, Kate, Morgane. Morgane est la plus grosse. Elle se tourne vers la droite, elle penche la tête. Cette tête penchée, ce n’est pas un hasard, une affectation, encore moins un signe de soumission. C’est bien l’instinct du « meilleur profil », du meilleur cliché ; du « keiros ». Génie inné de nos sœurs : je suis ça, que cela vous plaise ou non, que vous aimiez ou non. C’est ma vérité. Elle vaut bien la vôtre.
Toutes savent qu’elles sont prises dans l’instant mais que cet instant durera plus longtemps qu’elles. Elles posent pour les leurs, pour l’éternité. Les autres viennent de ces ailleurs à l’exotisme gris : Soizic, Niniovitch, Ofel, Vaiata, Davari, Nina. Les vieilles s’appellent Thérèse, Claudine, Marie-Pierre, Annick, Josie, Chantal. Ophélie ferme les yeux, elle n’est pas noyée ; elle sourit. Ses mains parlent pour elle. On voit qu’elles ont mis leurs habits préférés. Toutes ne sont pas tristes. Celles qui ferment les yeux sourient ; on dirait des pietàs.
Les fragments de discours amoureux capturés par la photographe sont posés à côté des portraits : Dans toutes les prisons, les femmes basques marchent souvent par deux. Ce sont de grandes sportives. En général leur homme est incarcéré dans le quartier des hommes et à heure fixe, tout le monde se tait pour que l’homme puisse crier quelque chose à sa femme. Ils se crient mutuellement leur amour et toute la prison se tait pour qu’ils puissent s’entendre.
Elles sont en prison pour avoir fait du trafic, pour avoir tué un mari qui les battait, un paumé qui les volait. Elle a dit qu’elle a tué un mec, qu’elle l’a découpé en morceaux, pour voir ce que ça faisait. « Faut tout essayer dans la vie. » Est-ce vrai ? Comment savoir ? Faut savoir s’imposer. « On ne peut pas être en prison dans un milieu social différent du vôtre, parce que tout le monde vous déteste. Il ne faut pas être intelligent ni cultivé en prison, sinon ça se passe mal. » Ça se passe mal… C’est-à-dire que ça se passe
encore plus mal. Elle voit comme une humiliation particulière d’être enfermée avec des femmes qui ont tué un enfant. Elle trouve qu’elle est au-dessus de ça, qu’elle ne mérite pas d’être incarcérée avec ces femmes. Pour elles comme pour nous, ce sont toujours les autres qui sont les pires. Entre détenues, hiérarchie des culpabilités.
Ce sont des portraits individuels. Une exception : Elvira et Lagdar ont choisi d’être photographiées ensemble, l’une assise, l’autre, debout. Elles forment un couple. De toutes ces femmes, une seule pleure. Bettina Rheims a portraituré des saintes. Soyons clairs : elle a portraituré des pauvres filles. Des paumées bien souvent amochées et moches. Mais elle a capté l’étincelle de pureté qui est en chacun de nous, en chacune d’elles. Leur part d’absolu. Avec ces portraits déchirants, elle en a fait nos mères, nos sœurs, nos filles. Elle nous les a rendues proches. Elle les a rendues éternelles.
Éric Desordre
(1). Les femmes représentent aujourd’hui 3,5 % de la population
carcérale en France, contre près d’un tiers au XVIIIe siècle.