Ce soir-là, je suis sortie tard du labo. Nos travaux s’étaient prolongés comme bien souvent, sans que nous ayons conscience du temps passé.
Nous testons par des expérimentations une hypothèse émise, en essayant par tous moyens de montrer qu’elle est fausse, afin de mesurer ce qui tient bon. On s’évertue à penser contre nous-même, à pousser l’esprit critique à son maximum et ainsi chercher à mettre en doute nos propres conjectures. Nous passons ainsi nos jours et parfois nos nuits à « falsifier », selon l’expression de Karl Popper, nos hypothèses. (1)
Nous ne nous fions pas à notre instinct. Nous n’allons pas au plus facile.
En sortant, je m’aperçois que la nuit est tombée et que le vent souffle fort.
Je me sens très fatiguée, peut-être parce que je n’ai pas mangé depuis la veille.
Mais mon esprit est encore tout absorbé par nos récentes découvertes.
Je pense à tout ce qu’elles peuvent signifier en traversant dans les bourrasques la rue me ramenant chez moi, où je pourrai me connecter encore et continuer seule les travaux commencés.
Soudain, un groupe d’hommes dont je ne peux pas voir les visages dans l’obscurité m’agrippe et me fait monter de force dans une camionnette, après m’avoir solidement ligoté les mains et bâillonnée. Je ne sais pas où ils m’emmènent et surtout pourquoi.
Nous sommes vite arrivés dans un endroit qui ressemble à un garage désaffecté où il y a néanmoins une table, quelques chaises et un grand tableau noir. Le décor fait penser à une salle de classe du début du XX ème siècle même si les chiffres et les symboles inscrits sur le tableau ne semblent pas pouvoir être déchiffrables.
Des traits de différentes couleurs, plus ou moins longs, sont tracés et en face, des cercles bleus sont comme barrés d’une croix.
Je n’ai pas le temps de m’interroger sur le sens de ces symboles.
En effet, après m’avoir fait asseoir et enlevé le bâillon, un petit homme à la moustache en brosse à dents, vêtu d’un costume vert de gris, chaussé de hautes bottes noires cirées, me regarde de ses petits yeux noirs perçants.
La peur me fait crier avant qu’il n’ait le temps d’ouvrir la bouche : Que me voulez-vous ? pourquoi moi ?
Je le sais pourtant !
Je suis chercheuse à la NASA. Ils veulent sans doute m’extorquer des informations sur la dernière découverte d’une exoplanète, qui aurait approximativement la taille de la terre et serait potentiellement habitable …
Je n’ai pas le temps de réfléchir davantage. Je suis entourée par au moins cinq hommes cagoulés et le petit moustachu intervient, l’air menaçant :
- Tu vois nos graphes, c’est nous qui avons raison. Nous sommes la communauté des New Copernik et vous êtes dans notre central où nous dirigeons le programme National Astronomic & Scientific Explanation (NASE) .
Puis, il se met à hurler, psalmodier, en martelant avec son pied : La terre est plate et les astres sont au-dessus. La terre est au centre de tout. Nous sommes les humains, dépositaires de la terre et maître de l’univers. Nous sommes au centre de tout …….
Et soudain , les autres se mettent à entonner une sorte de chant qui ressemble à une complainte : Au centre de tout, les humains nous sommes ; maîtres de l’univers nous sommes, plate plate, plate la terre est …
- Nous voulons que tu dises que tu sais que la terre est plate. Tu as toujours menti. Vous avez tous toujours menti. Vous aviez soif de pouvoir. Vous avez voulu nous éblouir en inventant n’importe quoi, en compliquant ce qui est simple et ce qui se vérifie au premier regard. C’est l’évidence même pourtant, comme sur Terre nous avons l’impression que la planète est plate, par conséquent la Terre est plate. L’horizon représente un trait bien droit. La terre est plate, plate. Pourquoi croire en toutes vos données physiques compliquées et abstraites alors que si l’on se fie à son instinct, tout devient limpide ?
Et tous reprennent en chœur : la terre est plate, plate
- Nous voulons que tu écrives que nous avons raison. Nous sommes nombreux maintenant à savoir que vous avez triché, menti pour nous rabaisser, pour nous diviser. Maintenant, nous ne nous laissons plus faire : nous sommes nombreux, de plus en plus, nous sommes donc de plus en plus puissants. Nous ne laisserons pas d’autres se mettre en travers de notre chemin. Nous lutterons et éliminerons tous nos ennemis.
Puis, il se remit comme un robot à me hurler dans l’oreille : La terre est plate et les astres sont au-dessus ! La terre est au centre de tout. Nous sommes les humains, dépositaires de la terre et maîtres de l’univers. Nous sommes au centre de tout …….
Pendant ce temps, les autres m’entourent et je m’aperçois que l’un d’eux a un couteau qu’il est prêt sans doute à m’enfoncer dans la gorge si je refuse de nier ce qu’ils croient. Juste un mot de ma part vaudrait sans doute réalité scientifique pour attester leur thèse.
Ils m’obligent à me lever et me traînent jusqu’au tableau noir.
A coté de celui sur lequel des chiffres, des courbes et les flèches sont destinées à accréditer leur théorie, un tableau en papier avec des feutres de couleurs disposés sur un pupitre me sont clairement destinés.
Si tu refuses, tu ne sortiras pas d’ici vivante !
Je suis terrifiée. Je pourrais écrire que je suis d’accord et ensuite expliquer que j’ai écrit cela sous la contrainte mais j’ai peur qu’ils me tuent avant que je ne puisse me contredire.
Comment, à l’heure ou l’on découvre une planète qui ressemble à la terre, peut-on revenir à la croyance d’une terre plate ?
Pourquoi ainsi contester la science ?
Un flot de questions ou d’idées se mélangent dans ma tête au moment où justement je devrais mobiliser mon cerveau pour me sortir de là.
Mais, je n’y peux rien : les mots tourbillonnent dans mon esprit.
Les humains ne se font plus confiance, ils ne croient que s’ils voient par eux-mêmes, comme si le monde était soudain rétréci et son entièreté à la portée de tous.
Ils ont besoin de faire partie de groupes où leurs idées sont partagées même si ces idées n’ont aucun fondement.
Les humains ont besoin de rêver d’un autre monde, à leur portée où l’on comprend juste en voyant ; pas de chiffres, pas de courbes, aller à l’instinct.
Certes, l’obscurantisme est plus simple, plus compréhensible, plus abordable.
La science est trop compliquée, pas à la portée de tous.
La science ne sait pas faire rêver.
Les humains ont besoin de partager une même vision du monde simple, claire , sans prise de tête (comme disent les jeunes qui rejoignent de plus en plus cette croyance), à la portée de tous.
L’homme a besoin de croire qu’il maîtrise les choses et qu’il les comprend par lui-même.
Ils veulent être ensemble et vivre dans un monde simplifié, qu’ils comprennent.
La science ne leur apporte ni ce sentiment d’appartenance à un groupe ayant une communauté de pensée, ni cette simplification, ni ce rêve de l’accessibilité à la connaissance.
Je sens bien que je n’ai pas le temps de me poser toutes ces questions.
Il me faut réagir et vite. C’est une question de survie.
Dans les situations les plus extrêmes et à l’approche de la mort, on dit qu’on voit sa vie défiler.
Moi, c’est un « petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui m’a alors considérée gravement ».
J’ai la vision parfaitement claire du Petit Prince d’ A. de Saint-Exupéry et je souhaite du fond de mon être qu’il puisse me sauver.
Mon vœu a été exaucé car il n’a pas tardé à me demander : Dessine moi une terre, plate, où les humains sont au centre de l’univers…
Quelle idée magnifique ! En tous cas, je n’ai pas d’autre alternative. Seuls l’imaginaire et la beauté peuvent me sauver, peuvent tous nous sauver.
Avec la peur au ventre et mon peu de courage, je prends le feutre bleu et dessine une caisse.
« La terre que vous voulez est dedans » me suis-je entendu dire.
Mon cœur bat à ton rompre. Je crois même avoir fermé les yeux pour ne pas voir le couteau et le geste de son détenteur qui me serait fatal.
Je n’entends plus rien. Mon angoisse est à son comble.
J’ouvre les yeux et je crois lire du bonheur dans les yeux du moustachu.
Je tourne la tête à droite et à gauche et je les vois heureux ; certains ont même la bouche ouverte ; ils sont dans un état de béatitude incroyable. Ils voient leur rêve devenir réalité.
Ils me remercient, ils sont charmants puisqu’ils me croient des leurs désormais. Je fais partie de leur cercle…
Non, pourtant, je suis une scientifique et le resterai. Je peux juste leur donner des rêves…N’est-ce pas ce que chaque Homme attend ?
Carole Bazou
(1) : Sciences, Dictionnaire de la philosophie de Luc Ferry.